Sur les traces de la culture pop

Zoufri, un solo en chantier 
On le dit tous pour désigner un loubard, un voyou et un grossier : ‘‘Zoufri’’. Ce mot, devenu au fil du temps une insulte, retrace toute la culture, avec ses codes, ses expressions et son vécu. C’est dans ce registre là que Rochdi Belguesmi, danseur et chorégraphe de son état, s’aventure pour un solo de 3O minutes qui portera ce terme pour titre. «Ma recherche étymologique sur le mot «Zoufri» m’a amené vers l’origine française de ce vocable. Chez nous, le mot désigne depuis la fin du XIXe siècle, «l’ouvrier». Il était d’abord attribué aux ouvriers tunisiens des compagnies ferroviaires françaises, installées en Tunisie depuis les années 1870, et connues sous le nom de «Kobbania». Il fut, par la suite, diffusé dans les milieux populaires avec son pluriel «Zouaffra», pour se retrouver, dans le dialecte avec une connotation péjorative : il signifie à la fois «clochard» et «insolent» », explique Rochdi Belgasmi pour présenter la genèse de ce travail. Il poursuit en nous expliquant que le monde et la culture des ouvriers se sont exprimés en danse, des danses spécifiques qu’on pratiquait dans les «Rboukh», un genre de spectacles, populaires, à base de ‘‘mezoued’’. «C’est un style très varié puisqu’il conjugue différents pas et gestuelles de danses populaires tunisiennes, tels les pas de danse bédouine. Il faut savoir que la majorité des «Zouaffra» sont des paysans, venus du fin fond de la Tunisie, et qui se sont installés dans la capitale, Tunis ». Porteurs de mémoires, ces ouvriers ont amené avec eux leurs rythmes traditionnels locaux, à l’instar du «Bou Nawara», «Fazzeni» avec ses varétés «Bougui-Bougui», «Mrabbaâ», «Fazzeni karkni», «Fazzeni merteh», «Fazzeni zoufri», «Allegi», «Ghita», «jerbi», etc. Ces rythmes ont donné lieu à des musiques dansées, comme les «Targs», le «Salhi», le «Rakrouki», le «Jendoubi», le «Nammouchi», le «Mallouli», etc. Pour Rochdi Belgasmi, le chemin de cette création est tout tracé, depuis son fameux duo avec la grande Khira Oubeïdallah, chorégraphié par Malak Sebai. D’autant que la danse traditionnelle, ses rythmes et ses pas sont dans sa peau. Un univers intense dont Rochdi mixe les musiques, les airs, les percussions et ces voix cassées par le tabac et le mauvais vin. Faire revivre le « Rboukh », avec ses danses des amours tristes, de la vie dure, de l’éloignement, de la solitude et de la misère. Des danses masculines et viriles qui accompagnent, souvent, des chansons mélancoliques. « Ce qui m’interpelle dans les Rboukh, ce n’est pas seulement l’engagement très physique du danseur, mais son engagement émotionnel aussi, à travers un visage très expressif, un regard insistant. Je me régale également de ce plaisir de danser seul avec soi, même si dans ce spectacle, je suis entouré par d’autres personnes et d’autres corps qui bougent et qui font bouger le monde autour de moi. Mais mon « kif » de danser en m’isolant dans ma tête, reste plus fort que l’attraction des autres », précise encore Rochdi Belguesmi. Derrière ce projet, Rochdi Belguesmi se place au cœur de tout un projet, à savoir la réhabilitation de la structure des arts populaires tunisiens par un travail de mémoire sur nos danses et nos rythmes corporels et musicaux. Ce retour aux formes chorégraphiques traditionnelles en Tunisie s’impose non seulement comme nécessité méthodologique pour conférer une certaine authenticité à la scène contemporaine nationale, mais aussi comme possibilité de réflexion sur l’abolition totale des frontières disciplinaires entre les arts du spectacle, du théâtre et la danse contemporaine. Une nouvelle vision des arts de la scène et du monde aussi.

Asma Drissi
16-09-2013