Rochdi Belgasmi ou quand la danse contemporaine tunisienne se ressource

Depuis quinze mois, plusieurs jeunes artistes tunisiens sont en train de nous gratifier d’œuvres et de spectacles qui annoncent un renouvellement du paysage artistique après le tournant historique du 14 janvier 2011. La réputation de certains espoirs de la culture et des arts tunisiens a même atteint l’Europe et quelques pays asiatiques. Les exemples de chanteurs comme Bendir Man et Amel Mathlouthi sont des plus notoires. D’autres artistes prennent plus de temps pour émerger. Il s’agit souvent de créateurs dans les domaines de la danse ou des arts plastiques ; arts dont le public est relativement restreint dans les sociétés arabo-musulmanes. Rochdi Belgasmi est de ceux-là. Mais un artiste de sa trempe ne baisse jamais les bras, parce qu’il DANSE, et de quelle manière… ! Je l’ai rencontré lors de la soirée d’ouverture du Festival international de Boukornine (à 20 km de Tunis). Ce jeune chorégraphe-danseur ne cesse de retenir l’attention du public par l’originalité de ses tableaux chorégraphiques.
Mon corps est mon pays… ouvert sur le monde
Tout est emblématique dans la personnalité et dans le parcours de ce jeune Tunisien. Né en 1987, année où le général Zinelabidine Ben Ali a pris le pouvoir, Rochdi Belgasmi est un exemple vivant de cette génération que l’État-RCD n’a jamais pu embrigader. Ce chorégraphe est venu à la danse par le théâtre. En effet, tout s’est précisé après une formation de marionnettiste à l’Institut Supérieur d’Art Dramatique de Tunis (ISAD). C’est qu’il est, parfois, des vocations plus fortes que les qualifications universitaires. Sa licence de théâtre en poche, Rochdi Belgasmi décide d’entamer une carrière de danseur professionnel, et ce malgré des participations, nationales et internationales, couronnées de succès en tant que marionnettiste. Ce jeune talent aborde la danse dans la diversité de ses formes : classique, moderne, traditionnelle.
Très vite, on le retrouve en 2009 à Grenoble, avec des acteurs-danseurs tunisiens et français, dans le cadre d’un spectacle de danse contemporaine portant le titre Mon corps est mon pays. La même année, il a pris part au spectacle d’ouverture du Festival international de Carthage avant d’enchainer, en 2010, comme danseur dans le ballet lyrique Nouveau matin présenté dans le cadre des célébrations de “Doha, capitale de la culture arabe” au Qatar.
Rochdi Belgasmi en Transe
En 2012, le jeune artiste tunisien a présenté, avec la grande danseuse populaire Khira Oubeidallah, un spectacle de Malek Sebai, Leyla Tounsya (Nuit tunisienne), à la Scène Nationale de la ferme de Buisson à Paris. Durant ces derniers mois, il présente, partout où il est invité, sa toute première création chorégraphique personnelle. Intitulé Transe, Corps hanté, ce spectacle a déjà fait le tour de plusieurs pays. L’œuvre chorégraphique dont nous parlons a figuré au programme du Festival de danse contemporaine à Ramallah (RCDF 2012 à Al-Kasaba Théâtre-Cinémathèque et au Théâtre national de Jérusalem), ainsi qu’au Festival Méditerranéen du Théâtre NEKOR au Maroc, sans oublier divers festivals qui ont lieu cet été en Tunisie.
Danser régénère le corps, l’esprit et la conscience…
Le premier contact avec le travail chorégraphique de Rochdi Belgasmi procure une sensation de surprise mêlée d’interrogation(s). Dans Transe, corps hanté, l’artiste danse sur une bande son qu’il a, lui-même, soigneusement préparée. Souple et tonique, son corps vibre aux sons de chants qui proviennent des steppes de la Tunisie profonde, terres où s’est levé un vent de liberté qui n’en finit pas de se propager à travers le monde. Les audaces des mélanges de gestes, mouvements, voix, mélodies puisés dans la vie bédouine et les arts populaires avec des pas de danse occidentale accroche le regard et captive les oreilles. Le brassage osé par le chorégraphe est d’une fraîcheur inouïe. Les fusions opérées par les charmes, conjugués, du corps, du mouvement et des milieux qu’ils convoquent recréent l’espace du sujet-dansant et de ses couleurs culturelles. Du reste, le Tunisien n’est-il pas cet être qui a toujours su “danser sur plusieurs pieds” en alliant tradition et modernité ?
En plaçant le corps au centre du travail de renouvellement artistique qu’il projette Rochdi Belgasmi en fait la métaphore d’un corps social cherchant à se libérer. « Danser, c’est avant tout rappeler qu’on est biologiquement et existentiellement vivant », insistait-il. L’exercice de la danse et sa réception fondent alors un espace où la vitalité permanente de l’individu nous débarrasse des parts caduques du passé. Toutefois, la dynamique de cette création moderne ne sacrifie pas les trésors de l’Histoire. L’artiste touche justement aux profondeurs de notre être parce qu’il parvient à déconstruire l’ancien pour en faire du nouveau.
Pour que nos corps cessent d’être des prisons… 
L’approche plurielle de la chorégraphie de Rochdi Belgasmi cherche à donner « un autre souffle à la danse traditionnelle ». Dans l’entretien qu’il m’a accordé, j’ai constaté l’importance qu’il donne au corps comme vecteur de développement culturel : « travailler avec / sur le corps est pour moi fondamental, puisqu’il s’agit encore d’un sujet tabou dans les sociétés arabes », me disait-il. Expression éminemment corporelle, la danse affirme l’individu dans sa singularité mouvante. Notre chorégraphe est persuadé que la spécificité du « gestus », au sens brechtien, inscrit le langage corporel dans diverses situations proches de la vraie vie. La danse mettrait en avant un corps (et une pensée) androgyne qui brouille efficacement les contours des identités sclérosées : mâle, femelle, jeune, vieux, paysan, citadin, blanc, noir. L’énergie qui débloque le corps lui permet de goûter aux plaisirs de la liberté. La délivrance des membres de ce corps (social) est aussi un enjeu citoyen crucial.
Les Tunisien(ne)s qui se révoltent, votent, rédigent leur Constitution et rêvent de démocratie ne sauraient ignorer les appels de ce corps mis en jeu par Rochdi Belgasmi. Il y va de cette liberté chèrement conquise, il y va du projet de société que la Tunisie tient à donner à voir et à vivre au monde arabe comme à tous ceux qui ont partagé la joie, encore incomplète, de sa délivrance.

Adel Habbassi (Chercheur - Universitaire)
09-08-2012