Rochdi Belgasmi, le corps et l’esprit de la rue tunisienne

La conférence de Rochdi Belgasmi, qui se tiendra à Couthures dans le cadre de la thématique « La rue prend la parole » le samedi 29 juillet, n’est-elle pas plutôt un spectacle ? Zoufri, du danseur et chorégraphe de 30 ans, est bien les deux à la fois, et c’est ce qui en fait un si singulier objet. C’est aussi une expérience interactive pour le public qui, après avoir été électrisé, est incité à se laisser porter par la musique populaire tunisienne dont les secrets lui ont été dévoilés.

Le rboukh du zoufri

C’est en costume d’ouvrier (bleu de travail et débardeur blanc) que l’on découvre l’artiste, nouvelle figure de proue de la danse contemporaine tunisienne. Zoufri veut dire « ouvrier » en arabe, un terme apparu à la fin du XIXe siècle lorsque des hommes originaires de toutes les régions du pays sont venus trouver du travail dans la capitale, Tunis. Le soir, après leur journée de labeur, ces ouvriers se rassemblent dans des cafés. Et, pour passer le temps autant que pour se défouler, inventent le rboukh : des danses et des chants improvisés évoquant leur quotidien – les tâches de piochage ou de terrassement – comme leurs espoirs et leurs désirs. Pur phénomène citadin, cette pratique s’est nourrie des rythmes traditionnels locaux apportés avec eux par ces ouvriers. Côté danse, s’improvisaient des duos, dialogues des corps tout en séduction, défis et audace glissant vers une sensualité sans équivoque, les danseurs allant jusqu’à mimer l’acte sexuel – l’un d’eux représentant la femme –, encouragés par les cris, sifflements et claquements des mains de l’assistance.

Rochdi Belgasmi revisite en solo ce patrimoine dansé tunisien méconnu, au son des instruments populaires

Rochdi Belgasmi revisite en solo ce patrimoine dansé tunisien méconnu, au son des instruments populaires : percussions de la darbouka et airs de mezoued, sorte de cornemuse du Maghreb, que les ouvriers accompagnaient de chansons aux paroles souvent crues. Une tradition prolétaire et sulfureuse mal vue par la bourgeoisie tunisienne conservatrice, ce qui explique « la déformation curieuse du terme zoufri dans la société tunisienne », devenu avec le temps synonyme de « vulgaire, libertin et voyou », explique l’artiste. Après l’indépendance, cette danse jugée déplacée a disparu. C’est grâce aux mzaoudias, les joueurs de mezoued, que, depuis une quarantaine d’années, elle est réapparue pour devenir la danse de tous les Tunisiens, qui est plébiscitée lors des fêtes. Elle a cependant été expurgée des scènes obscènes, et l’assistance est devenue mixte.

Entre danse populaire et contemporaine

Reste le principe de la performance conquérante, encouragée par le public. Déhanchés, ondulations, secousses, sourires suggestifs et enjôleurs : le danseur incarne son travail de recherche et de reconstitution de cette histoire fragmentée avec un engagement physique et une expressivité saisissants, tout en ponctuant son propos d’explications. L’intervention de Rochdi Belgasmi aura lieu non pas sur scène, mais bien dans la rue même. Par cet exercice à l’énergie jubilatoire, il réussit à lever la barrière entre une danse populaire aux origines perçues comme honteuses et la danse contemporaine, tout en évitant le piège du folklore. Et souligne au passage la fragilité du statut de danseur en Tunisie, où le mot même a fini par devenir une insulte. La démarche assume son engagement.« Il s’agit de réhabiliter la structure anthropologique des arts populaires tunisiens par un travail d’archéologie mémorielle sur nos danses et nos rythmes corporels, musicaux », de « montrer que l’imaginaire collectif en Tunisie est, au fond, habité par cette danse », analyse le chorégraphe.« Pour que le rboukh accède à cette reconnaissance, il est nécessaire de faire comprendre, sentir, qu’il s’agit d’une danse qui est née comme un acte de résistance et d’un hymne à la vie », détaille Rochdi Belgasmi.Conformément à la thématique « La rue prend la parole », l’intervention de Rochdi Belgasmi aura lieu non pas sur une des scènes aménagées dans le village, mais bien dans la rue même, au milieu des passants, là où le rboukh a puisé ses forces.

Emmanuelle Jardonnet
07-06-2017