Rochdi Belgasmi, la révolution par la danse

Comme une femme et comme un homme. Il réveille les danses traditionnelles de Tunisie pour faire bouger les mentalités. Portrait du danseur-chorégraphe Rochdi Belgasmi. Le printemps arabe par le corps.

« J’ai vu comment mon père s’est comporté avec ma mère. Ma mère était vraiment une femme soumise. Elle ne voyait la vie, l’extérieur qu’à travers le trou de son safseri (voile blanc traditionnel tunisien, ndlr). Le seul moment où elle se sentait libre, capable d’être dedans et dehors à la fois, c’était sur le toit de sa maison. Quand j’étais enfant, je voulais moi aussi être sur le toit avec elle, mais elle me chassait. Elle se cachait derrière les draps qui séchaient et elle regardait la rue. Les hommes dans les cafés, assis aux terrasses. Elle aussi aurait voulu s’assoir en terrasse, pour rien, seulement comme ça ». Rochdi Belgasmi danse. Et il est tunisien. L’un ne va pas sans l’autre. L’un dit l’autre. Un artiste qui casse tous les codes et tous les genres. Formé à la danse classique et contemporaine « occidentale », précise-t-il.

« J’ai récupéré le langage de la rue. J’ai rempli la distance entre la vie et l’art. Je n’ai plus eu besoin d’utiliser le langage occidental de la danse. »

En 2011, après la révolution, il change « de langage ». « Nous, les artistes, nous avons à ce moment-là, récupéré le langage tunisien. Avant, nous étions dans une approche sublimée de l’art, presque utopique. Mais l’art est venu de la rue. J’ai récupéré le langage de la rue. J’ai rempli la distance entre la vie et l’art. Je n’ai plus eu besoin d’utiliser le langage occidental de la danse. J’ai appris à nouveau des mouvements, des gestes qui étaient en moi, autour de moi, qui me rattachaient à la terre et qui font partie de notre patrimoine. » À la terrasse d’un café du 11e arrondissement de Paris, Rochdi sort de deux heures de workshop. Ses muscles sont encore tendus mais « il n’a plus mal nulle part », porté par la danse jusqu’au lendemain matin « comme une libération ». Il grignote une planche de fromage avec un verre de vin blanc. Il aime la raclette mais ce n’est pas de saison.

Qu’est-ce qui prédisposait Rochdi à la danse ? Il ne le sait pas lui-même.

Mais il danse depuis longtemps, depuis toujours. Il est né il y a 32 ans dans une famille nombreuse de Sousse, avec des frères, des sœurs, des demi-frères et des demi-sœurs, d’un père « Don Juan ».En revanche, il sait pourquoi la sensualité fait partie intégrante de son travail. Pourquoi il danse déguisé en femme, pourquoi il veut changer le regard sur les genres. Car « en femme, tu t’approches du corps tabou, du corps dangereux, du corps désirable. Et ainsi non seulement tu fais vaciller le féminin mais aussi le masculin ».

En 2013, il crée « Zoufri » un spectacle où il revisite le Rboukh, danse des ouvriers de la fin du 19ème siècle. Les travailleurs se retrouvaient alors dans des « cafés chantants » et dansaient leur quotidien au travail, l’effort physique, mais aussi et surtout leurs vies sexuelles et leurs frustrations. Rochdi monte alors sur scène en bleu de travail, enlève le haut assez rapidement, se ceint les hanches d’un foulard traditionnel et au rythme des tambours tunisiens rejoue le travail et le désir, l’hédonisme et la sensualité. « Je bougerai mes hanches de rêves en rêves, de bord en bord », écrit-il en présentation de cette création. Lors du festival de Carthage en 2017, alors que Rochdi interprète « Zoufri » torse-nu sur la scène, des députés du parti Ennahda (parti islamiste tunisien), assis au premier rang, se cachent les yeux, tournent la tête pour ne pas voir ce corps et ces gestes. Il sera ensuite menacé de mort par des salafistes.

« En femme, tu t’approches du corps tabou, du corps dangereux, du corps désirable (…) tu fais vaciller le féminin mais aussi le masculin. »

En 2017, il joue un homme souvent nu, magnifique et magnifié, devenu la muse d’une jeune photographe dans L’amour des hommes, un film de Mehdi Ben Attia. Encore une fois, les conservateurs tunisiens frémissent d’horreur face à ce corps « masculin exposé, maté, tentateur et cette femme devenue spectatrice et non plus objet ». Rochdi dérange les esprits étroits car tout dans son travail les provoque, les hérisse, les remet en cause. Mais il insiste, pousse à sortir des genres, à accepter le féminin dans le masculin. Briser les frontières qui définissent ce qui est homme et ce qui est femme, dans une société au fond très normée malgré la révolution. Non seulement, il se revendique féministe – ce qui pour certains en Tunisie est déjà une altération de la virilité – mais en plus il veut réintroduire le corps dans la rue. Faire exploser au grand jour, la sexualité masculine, tout aussi tabou que la sexualité féminine. Faire apparaître les fragilités des hommes à travers leurs désirs. Obliger les hommes à accepter leur propre sensualité afin que le « corps social » enfermé dans des représentations masculines laisse la place à la femme. Lorsqu’il se produit dans la rue, il invite les gens à le rejoindre pour danser aussi. Il occupe alors l’espace public, non seulement avec son corps mais aussi avec le corps des autres. Ici et là, il propose des ateliers ouverts aux femmes et aux hommes pour réapprendre ces danses populaires, parfois oubliées. « C’est un art éphémère, car sa grammaire n’est écrite nulle part. Il faut le transmettre et le partager. » Car la danse de Rochdi Belgasmi est profondément politique. Elle questionne et bouscule. « On est dans un pays qui a besoin de secouer les choses, de les bouleverser, de les provoquer. Je le fais tous les jours. Mais nous avons besoin aussi, de partages, de joies, de vivre ensemble. Mon travail s’appuie sur les deux. Il est très sérieux et très tranchant. Mais je le fais à travers la danse et la danse populaire. À travers le sourire et l’énergie. »

« Je veux que les choses changent en Tunisie, que les mentalités changent et évoluent ainsi que les lois. » 

Quand Rochdi danse, ça ressemble parfois à une lutte tellement la force qu’il va chercher au fond de lui peut-être dévorante. Il ne s’en rend pas compte mais son visage aussi a ces deux faces, la tempête et la joie qui emportent successivement tout le monde sur leur passage. Parfois, il se crispe en dansant, sa lèvre supérieure remonte, ses yeux ne clignent plus, presque révulsés. Et puis le sourire gagne la bataille, la bouche s’ouvre, il regarde les gens autour de lui et il rit. Puis à nouveau une vague dévorante et énergique, d’abord sourde faite de tambours lourds, de terre et de passé apparaît et à nouveau le rythme, l’ondulation et la joie transpercent le reste. « Je veux que les choses changent en Tunisie, que les mentalités changent et évoluent ainsi que les lois. Je veux qu’on donne à la danse sa place entière dans la société en tant qu’art et aussi comme lieu de partage, pour libérer les corps. » Et pourtant. Comme les autres artistes programmés au 1er festival VIV’ART’UNIS cette semaine à Paris, Rochdi Belgasmi aurait dû recevoir une subvention du ministère de la Culture tunisien. Mais non. Il s’est vu refuser le tampon du ministère. Trop critique, trop provocateur, trop révolutionnaire sans doute. Mais il est là, même s’il dérange, même s’il n’est pas ce que le ministère voudrait voir exporter de l’art national.

« Nous donnons du plaisir à la vie…  » 

« Une histoire comme la mienne ne devrait jamais être racontée, car mon univers est aussi fragile que tabou… Rien ne me disposait à devenir danseur, mais c’est le destin qui décida ainsi… Et me voila, enfin devant vous… savez-vous qui je suis ? et savez vous ce que j’étais ? Un danseur, n’a pas de vie, il vous divertit… Nous vendons nos talents mais pas nos corps… Nous donnons du plaisir à la vie… » Ce texte introduit le spectacle, « Ouled Jellaba ». L’histoire vraie d’un danseur travesti des années 20 dans les faubourgs de Tunis. Pour 3 francs, l’homme se changeait en femme et dansait dans les bistrots, boucheries et les boulangeries devenues « cafés dansants » jusqu’au petit jour. Un texte aujourd’hui tatoué sur son torse, comme un manifeste qu’il emporte avec lui et fait vivre à chaque mouvement de son corps.

Anne A-R
15-09-2018