Rochdi Belgasmi, de Transe à Méta-danse

(dé)constructions chorégraphiques
C’est un hasard, heureux, qui m’a fait découvrir, durant l’été 2011, le travail de Rochdi Belgasmi. Malgré le désordre et la paralysie qui frappaient encore les manifestations culturelles suite au séisme sociopolitique du 14 janvier, un groupe de citoyens actifs a relevé le défi en assurant la tenue du Festival international d’Hammam Lif. La nature des spectacles programmés se devait de dire la résistance d’un peuple dont la culture est immortelle. La contribution du jeune danseur chorégraphe (24 ans) portait justement l’empreinte de la terre tunisienne dans ce qu’elle a de plus profond. Transe, corps hanté est un concentré de gestes proches de la vie et du labeur des paysans du nord-ouest et des plateaux du centre.
Un corps hautement pluriel :
S’il est permis de parler de quête identitaire dans les œuvres de Rochdi Belgasmi, le pluriel est de mise : le « corps hanté » par les traces des ancêtres et les gestes du passé se réinvente. Pour y parvenir, l’entreprise de (re)création chorégraphique puise dans plusieurs codes modernes sans être figée par une quelconque crainte de s’y perdre. Cette approche originale de la danse s’affirme alors comme une gageure visant à préserver le corps ancestral en le mêlant à des silhouettes et à des évolutions innovatrices. Les membres du danseur mettent en acte(s) un imaginaire dense. Une fibre multiculturelle nourrit l’esthétique du chorégraphe qui s’en trouve plus mûre. Transe, corps hanté dévoile les formes d’un corps tribal habité par une multitude de corps, infiniment différents. Ce solo avait nécessité, en 2011, un travail de terrain qui avait mené le jeune artiste sur les chemins de la Tunisie profonde ; les enregistrements de chants puisés dans un fonds populaire authentique constitueront la bande son de cette création. L’artiste a bien senti l’appel profond des voix bédouines et des mots (maux) qui les fondent. Ainsi, l’errance et la quête étaient, déjà, inscrites dans cette démarche esthétique.
La danse née de ces pérégrinations sera nourrie des couleurs et des mélodies des peuples qui traversèrent ces territoires au passé millénaire. L’écriture chorégraphique de la « transe » se ressource dans la symbolique de l’être maghrébin : la mémoire du corps travaillé par l’épaisseur de tant d’héritages resurgit au fur et à mesure de la libération de ses rythmes. La composition chorégraphique contemporaine tente un mariage de l’ancien et du moderne. Les pas de danse de Rochdi Belgasmi (ré)actualisent les traces d’un corps mêlé à la (à sa) terre : semailles, moissons, cueillette d’olives, jeux de carabine, fantasia… autant de gestes qui disent la fécondité et la génération, d’où ce rapport organique à la terre mère. Mais la beauté de cette incarnation chorégraphique tient, surtout, au fait que l’identité du corps-dansant n’est signifiante que dans son ouverture aux énergies extérieures. Proche du vertige et de l’enivrement mystiques, la danse du pays natal ouvre l’espace chorégraphique aux semences de l’autre : la trame berbère des gestes millénaires, l’épaisseur de la culture arabe, les influences (négro)africaines, diffuses dans tant d’accents et de postures brassés par l’Histoire, composent une fresque corporelle dont les pas et les mouvements sont polymorphes. Au-delà des gestes familiers, exécutés par le danseur-paysan, c’est un corps pluriel qui condense la richesse des legs et des expressions qui le fondent.
Corps hybride vs corps monolithique :
Sur l’affiche qui l’annonçait, Zoufri (2014) est présenté comme une “danse-conférence” : le danseur éprouve le besoin de se réfléchir dans le miroir d’une forme tant décriée. La réhabilitation de ce corps frénétique se fait au prix d’un décentrement au bout duquel c’est la société bien-pensante et les tenants de la Tradition qui sont contestés par le marginal. Différent, le corps-dansant sape le Code d’un corps monolithique caduc qui menace de l’étouffer. La culture populaire et hybride du rboukh dérange les logiques univoques et manichéistes. Le corps vibrant sur des percussions démentielles nous réconcilie avec une fibre africaine. Cette « part maudite » du Tunisien transparaît sous le bleu (dengri) du zoufri. Nous vibrons alors avec un corps qui se (ré)incarne dans la cadence brute de ces (ses) rythmes. La scénographie parsemée d’ampoules multicolores, l’ambiance de café-chantant, la mimique et les gestes “insolents” du zoufri opèrent un renversement des échelles de valeurs. La gueule de bois du gars qui se déhanche lascivement occupe une marge, extrême, de la danse canonique.
Le premier pari affiché, et remporté, par Zoufri est la provocation de la mémoire d’un corps dénaturé par la culture consumériste. Bouger c’est, déjà, (commencer à) adhérer à la danse d’un corps qui (re)trouve ses rythmes profonds : le geste chorégraphique est total ou ne l’est pas. Le danseur bouleverse les conventions, altère la géométrie du spectacle chorégraphique en impliquant le public dans ce travail de déconstruction. Les appels irrésistibles exercés par les rythmes du rboukh font tomber les derniers masques. Le vertige collectif aura des échos différents selon que les corps entraînés sur la piste réagissent (engourdissement culturel) ou interagissent. Et c’est bien le partage des cadences du Zoufri qui aide à amplifier cette subversion chorégraphique. Audacieuse expérimentation où le danseur prend son public par la main, dans tous les sens du mot : commenter le style rboukh, l’arrière-fond culturel et les origines du mezoued (cornemuse rudimentaire) tout en invitant les gens à s’immerger dans cette « nouba » pousse la gageure artistique aux limites de notre corps social encrassé. La « mise en scène » de cette prestation nous tente parce qu’elle a, justement, osé le défi d’une théâtralité jouissive. Dire les origines de cette danse-musique tout en l’incarnant avec un jeu pensé à mi-chemin entre ludique et dramat(urg)ique, telle est cette autre provocation formelle qui bouscule les sentiers battus d’une certaine (ré)vision de la danse, épurée des scènes (de la vie) DANS lesquelles elle prend source. C’est à cette source, retrouvée à l’état brut(e), que converge le Zoufri joué et dansé par Rochdi Belgasmi.
L’analyse de Zoufri dévoile aussi le face-à-face entre un corps populaire (assumé) et un corps (petit)bourgeois schizophrène et tristement amnésique. Le danseur-chorégraphe ramasse le qualificatif de « Zoufri » pour l’assumer avec ses acceptions péjoratives et le récrire au sein d’une esthétique qui revisite la marge : marge de la ville (espace conservateur), marge de la culture et marge sexuelle (et/ou générique). En remontant aux sources socio-historiques du rboukh, le chorégraphe réinvestit des corps qui dansaient, alors, avec leurs marques de labeur dur (travailleurs des mines et des carrières, etc.) pour transformer ces « machines de production » en « machines de désir ». Les nouvelles fonctions de l’espace et du corps participent d’une sémiotique hybride, voire bâtarde, du moment qu’elle est « provoquée » dans un espace-temps (culturel) qui est à la lisière de la ville et de la compagne. C’est à la rencontre, chaude, de ce corps hybride que « ZOUFRI » nous convie. La vigueur des gestes réfléchis par (dans) la « zoufri attitude » nous débarrasse des carapaces sociales de nos corps tus et cachés. Assumée dans sa nudité authentique, la danse populaire incarnée par Rochdi Belgasmi parvient à faire éclater plusieurs moules (pseudo) esthétiques.
La suite du parcours chorégraphique de Rochdi Belgasmi confirme cette déstabilisation du corps monolithique de la Tradition. Anticonformiste, la danse ébranle nos certitudes et notre confort intellectuel. Le brouillage générique commence avec (dans) des formes chorégraphiques nouvelles avant de rejaillir sur d’autres types de catégories. En fait, l’ambigüité du corps mis en scène dans Zoufri entame une perversion sexuelle hautement symbolique. Le travail d’expérimentation mené par l’artiste accouche d’un corps androgyne qui éprouve la culture, machiste, de l’homme oriental. La collaboration de Rochdi Belgasmi au volet chorégraphique du spectacle El Mensia (mise en scène de Lassâad Ben Abdallah : août 2014) donne libre cours à ce corps androgyne : les courbes et les rondeurs esquissées par les danses masculines comblent l’absence (le manque) d’un corps féminin ardemment désiré. Avec Métadanse (novembre 2014), la recherche chorégraphique fera de ce corps androgyne une forme-sens qui nargue notre intelligence.
Entre alternance et brouillage codiques :
La suite du parcours chorégraphique de Rochdi Belgasmi confirme cette déstabilisation du corps monolithique de la Tradition. Anticonformiste, la danse ébranle nos certitudes et notre confort intellectuel. Le brouillage générique commence avec (dans) des formes chorégraphiques nouvelles avant de rejaillir sur d’autres types de catégories. En fait, l’ambigüité du corps mis en scène dans Zoufri entame une perversion sexuelle hautement symbolique. Le travail d’expérimentation mené par l’artiste accouche d’un corps androgyne qui éprouve la culture, machiste, de l’homme oriental. La collaboration de Rochdi Belgasmi au volet chorégraphique du spectacle El Mensia (mise en scène de Lassâad Ben Abdallah : août 2014) donne libre cours à ce corps androgyne : les courbes et les rondeurs esquissées par les danses masculines comblent l’absence (le manque) d’un corps féminin ardemment désiré. Avec Métadanse (novembre 2014), la recherche chorégraphique fera de ce corps androgyne une forme-sens qui nargue notre intelligence.
Entre alternance et brouillage codiques :
En se confondant au corps maternel (port du baluchon et du sefsari, séchage du linge, allures féminines, etc.), le danseur de Métadanse se ressource à la marge des réductions identitaires ; celle du « sexe » en premier. Emporté par le mouvement d’une danse ombilicale, le corps (viril) altère plusieurs lignes de démarcation entre mâle et femelle. La « danse androgyne » dérange les certitudes d’une culture traditionnelle (arabo-musulmane notamment) qui occulte le corps féminin. La narration, fragmentaire, de l’histoire de ce corps androgyne discrédite une Histoire écrite et composée avec des signes et des gestes exclusivement masculins. Les chemins tortueux du corps maternel, revisité par Rochdi Belgasmi, s’avèrent essentiels pour cette quête identitaire
Les fugues (imaginaires, chorégraphiques…) de l’enfant-adolescent sèment les prescriptions de la doxa sous toutes ses formes : religieuse, sociale, familiale, intellectuelle, etc.  La danse nourrit cette résistance contre plusieurs formes de réification du corps. Métadanse ose un mouvement qui voudrait arracher la mémoire du corps au figement de l’Identité officielle. En mettant en mouvement les schèmes (souvent rigides) de la mémoire intime : le corps-dansant ébranle le passé, s’inscrit au cœur du présent, ouvre les voies du futur. La représentation des marques traumatisantes de l’enfance élimine la peur et projette le corps dans un espace ambivalent où tout devient possible.

Adel Habbassi (Chercheur - Universitaire)
01-05-2015