‘‘Ouled Jellaba’’ de Rochdi Belgasmi : Ce rapport trouble entre masculinité et féminité

Avec Rochdi Belgasmi, la danse contemporaine se place au dessus de toute restriction ou limite socio-morale : elle respire la liberté et se moque des codes préétablis. C’est ce qu’il démontre, une nouvelle fois, dans ‘‘Ouled Jellaba’’, son dernier spectacle, donné samedi 6 mai 2017, au théâtre El Hamra, dans le cadre de la 16e édition du festival Tunis, Capitale de la Danse.

Rochdi Belgasmi est désormais une figure emblématique de la danse contemporaine tunisienne, sillonnant les scènes du monde avec ses créations artistiques engagées. Le jeune chorégraphe et danseur a d’ailleurs fait sensation à Paris dernièrement où il avait présenté son spectacle ‘‘Zoufri’’, inspiré des rythmes du mezoued, la musique populaire des faubourgs de Tunis, au Palais de Tokyo, dans le cadre du festival Do Disturb.
De retour à Tunis, Rochdi Belgasmi a présenté ‘‘Ouled Jellaba’’, à la compétition officielle de Tunis, Capitale de la Danse, une création avec laquelle il continue de tourner dans tout le pays et à l’étranger. Le public a encore une fois répondu présent pour découvrir ou redécouvrir ce projet auréolé du Prix Olfa Rambourg pour la l’art et la culture, ayant bénéficié du soutien du ministère des Affaires culturelles, de l’Institut français de Tunisie (IFT), de l’Arab Fund for Art and Culture (Afac), de la Fondation Rambourg et du théâtre El Hamra.
Au cœur des années 20 Dans ‘‘Ouled Jellaba’’
Rochdi Belgasmi nous plonge dans les années 20 avec un personnage populaire des quartiers de Bab El Jazira et Halfaouine. Quand les lieux de vie comme les boulangeries et les épiceries se transformaient le soir en des cafés chantants, Ouled Jellaba servait le thé et le café, jonglait, chantait et dansait les pas des femmes, qui, à l’époque n’avaient pas le droit de danser en public. Il élaborait, pour ce faire, tout un déguisement et glissait sans peine dans la peau des femmes. Mais la star de l’époque, comme tant d’autres, est tombée dans l’oubli car l’histoire officielle ne pouvait laisser perdurer ces traces «outrageuses à la virilité», d’où l’initiative de Rochdi Belgasmi de faire sortir de l’ombre ces personnages marginalisés par la société et par l’histoire. Dans un coin de la scène, derrière de longs rideaux transparents, Ouled Jellaba commence son rituel de déguisement : costume féminin de fête, perruque, accessoires, rouge à lèvres et khôl. Rochdi Belgasmi prend en effet le soin de nous présenter d’abord le personnage dans son intimité à travers toutes les étapes du travestissement avant de franchir le monde de la nuit tunisoise des années 20.
Désacraliser la virilité
Le spectacle se veut d’abord un témoignage historique puisque l’artiste explique qu’il y a une version officielle de l’histoire faite par les politiques et les gouvernements, et une autre parallèle qu’on tente de gommer pour diverses raisons. En fouillant dans la vie sociale et culturelle de cette époque, Rochdi Belgasmi établit certes un devoir de mémoire, mais se place aussi avec son personnage au cœur des grandes questions qui se posent aujourd’hui en Tunisie, à savoir la question du genre, la limite de la liberté du corps, le rapport flouté entre la masculinité et la féminité. Rochdi Belgasmi nous a d’ailleurs toujours habitués à cette dimension intellectuelle dans ses chorégraphies. Avec Ouled Jellaba, il va encore plus loin dans sa désacralisation et mise en question de la virilité dans sa conception classique au risque de déranger une société qui semble souvent se noyer dans le conservatisme et le déni. Sur une merveilleuse mise en scène de Marwen Heni, notre jeune danseur engagé sillonne en solo l’espace avec ses déhanchés et ses turbulents coups de bassin sur du Mrabbaâ tounsi, Fazzani karkeni, Bounawara, Arboun, Mdawer hawzi… et bien d’autres cadences bien de chez nous, n’hésitant pas à se mêler au public avec ses multiples jarres posées sur la tête. En live, Rochdi Belgasmi nous laisse voir bien plus qu’un danseur, car il s’avère aussi un vrai interprète, pas étonnant du diplômé de l’Institut supérieur des arts dramatiques (Isad), qui nous raconte toujours avec justesse et authenticité les épisodes qu’il va à chaque fois fouiller au tréfonds de l’histoire. Défendant corps et âme ses créations, Rochdi Belgasmi se place au dessus de toute restriction ou limite socio-morale, car l’art, et la danse contemporaine en particulier, respirent la liberté et se moquent des codes préétablis.

Fawz Ben Ali
09-05-2017