Après «Transes» «Zoufri», «Idha Asaitom», Rochdy Belgasmi qui fait le pont entre la danse populaire tunisienne et la danse contemporaine prépare un quatrième solo : «Oueld El Jellaba».Entretien.
Après «Zoufri» et «Si vous désobéissez», vous êtes en train de travailler sur un nouveau spectacle «Oueld El Jellaba». En effet, je suis sur une nouvelle création de danse contemporaine et je danse sur les traces des pas de «Oueld El Jellaba». Ce solo de danse je l’ai créé au théâtre El Hamra où je suis en résidence depuis un mois. Je note qu’El Hamra est mon seul partenaire dans ce spectacle, alors que j’ai déposé pour plusieurs fonds ainsi que pour le ministère de la Culture, mais je n’ai pas encore de réponse. Vous abordez une époque où l’espace public est exclusivement masculin… C’est un projet qui parle d’une époque très précise dans l’histoire de la Tunisie, les années vingt. C’est la période où la Tunisie vivait entre les deux guerres et il y avait une grande tension dans la rue et les espaces publics. Mais dans certains espaces clos il y avait une ambiance festive. Je cite à titre d’exemple la «kafichanta» qui était un espace profane où il y avait beaucoup de lumières, de couleurs et surtout de la danse. J’ai donc voulu travailler sur un personnage tunisien des années 20 qui s’appelle «Oueld El Jellaba» qui a vraiment existé .Ce personnage était un travesti qui dansait parce qu’à cette époque les femmes étaient complètement interdites des espaces publics de ce genre de spectacles. Ces travestis étaient des substituts et le phénomène à cette époque, pourtant conservatrice, était très ordinaire .C’est un hommage que je rends à ce personnage quelque part pionnier de la danse féminine en Tunisie et qui a disparu tout de suite lorsque les femmes ont commencé à se libérer et à conquérir l’espace. Pourquoi le choix de ce personnage ? Je voulais travailler sur les mouvements de ce personnage qui a marqué notre histoire. «Oueld El Jellaba» a vécu des années 20 jusqu’aux années 50. Et puis, lorsque la Tunisie a acquis son indépendance, Hammadi Laghbabi est arrivé ! Il a porté le «dengri» et le «zonnar» et a déclaré qu’il voulait montrer une danse masculine. Il voulait aussi «dompter» la danse. C’est comme s’il avait complètement supprimé l’existence de «Oueld El Jellaba» et par conséquent tout un pan de l’histoire de la danse dans notre pays. Je pense que la troupe folklorique de l’époque a complètement dénaturé notre danse, elle lui a enlevé tout ce qu’elle avait de beau et de fou pour introduire des gestes qui proviennent parfois du ballet russe. Dans ce spectacle, la danse fait de la politique en quelque sorte … En effet, la danse peut aussi constituer un support extraordinaire pour raconter l’histoire politique de notre pays. Lorsque je vois la danse contemporaine de la Tunisie aujourd’hui, j’ai l’impression de voir l’histoire de la France ou de l’Allemagne. Les gestes exécutés ne sont pas les nôtres, ils ne sont pas issus de notre inconscient collectif et de notre gestus social. Moi, j’ai envie de voir un spectacle de danse qui véhicule notre culture même si ça doit choquer. Le théâtre et le cinéma tunisiens ont choqué, par exemple, en évoquant des sujets tabous mais, par contre, la danse est toujours restée dans l’abstraction ou l’animation. Là j’ai envie d’aller beaucoup plus loin dans la provocation, dans la transgression. Déjà quand on voit un danseur travesti on ne peut pas rester indifférent. L’époque des années vingt était lumineuse malgré les tensions et l’occupation parce qu’il y avait, tout le temps, des fêtes dans les sous-sols et il y avait cette liberté discrète chez les gens. Il ne faut pas oublier que la société arabo-musulmane conseille la discrétion quand il s’agit de tendances ou de pratiques sexuelles. Pour moi, tout ça c’est de la matière ! La sexualité est l’un des moteurs les plus importants dans une société et, dans ce sens, j’ai beaucoup travaillé sur le livre de Abdelwaheb Bouhdiba «La sexualité en Islam». Etes-vous dans l’érotisation de la danse tunisienne ? La danse tunisienne est essentiellement érotique, j’ai essayé de le démontrer avec «Zoufri» et puis si vous étudiez bien nos danses depuis celle de Djerba jusqu’à Tunis, vous remarquerez que c’est une parade érotique. Lorsque la troupe folklorique de Laghbabi est arrivée, on a amputé ce côté érotique de notre danse. Certains disent qu’il a «dompté» la danse, mais je suis tout à fait contre ce terme ! C’est une déformation. Le fait de danser est en lui-même une révolte qui libère le corps de ses gonds quotidiens et de sa monotonie gestuelle. Dans mon spectacle «Zoufri» il y a deux axes il y a la sexualité et le travail. Alors lorsque mon zoufri danse, il y a la frustration sexuelle qui s’exprime dans un monde de travail masculin où la femme est complètement absente. C’était une manière d’inventer l’élément féminin dans ce monde. Vous avez déclaré aussi que vous travaillez sur les fausses frontières dans la danse… Les fausses frontières sont cette ambiguïté entre le masculin et le féminin. Cette identité sexuelle floue constitue pour moi une base de travail. La question du genre se pose d’ailleurs aujourd’hui avec beaucoup d’acuité. Le personnage du travesti qui est «Oueld El Jellaba» est aussi au centre de cette problématique. J’essaie de pousser les gens à se poser des questions. Danser est essentiellement iconoclaste pour vous ? Pour moi danser, c’est transgresser et provoquer. C’est pour ça que vous travaillez sur le corps féminin et ces accessoires dans ce nouveau spectacle ? Effectivement ! Parce que dans notre société le corps de la femme est considéré comme quelque chose de redoutable surtout lorsqu’elle danse. Imaginez donc un homme qui danse dans le corps d’une femme comme celui de «Oueld Jellaba» … Du reste, les gens sont libres de se livrer à leurs lectures. Cela dit que l’interactivité avec le public est très importante pour moi. Quel est votre regard sur la danse contemporaine en Tunisie aujourd’hui ? Je pense qu’elle a rompu avec ses traditions populaires et qu’elle a épousé des repères occidentaux. Un danseur contemporain rejette malheureusement toute la gestualité liée à sa culture lorsqu’il monte sur scène. C’est de la schizophrénie ! La danse contemporaine chez nous ne parle que d’une petite minorité tunisoise. Il y a eu d’autres essais qui se sont révélés éphémères. Et puis, je ne peux pas vous définir notre danse contemporaine parce qu’on ne l’a pas encore inventée.
Nous n’avons pas encore inventé notre danse contemporaine
Salem TRABELSI
25-04-2016