« Méta-danse » de Rochdi Belgasmi

1. Sublime rigueur de la transgression. Entre les plis de l’intimité et le seuil du dehors, le travail de Rochdi Belgasmi nous convie à des apories sexuées d’une troublante logique. C’est une anamnèse : tentative d’interroger quelques lambeaux du passé qu’il fallait découdre et recoudre entre deux cordes à linges. Et pour montrer cette anamnèse, il fallait un dispositif radical : il fallait ne rien voir d’autre qu’un corps masculin, une dizaine de draps, avec la parole d’une mère dont on n’entendra que la voix. Il fallait surtout devenir l’enfant pour pouvoir écouter, dans le mouvement du monologue de la mère, le dépli de ses fantasmes les plus inattendus – disons : sa vérité inter-dite. Mais qu’est-ce qu’une danse qui aurait pour charge de toucher cette vérité, de lui redonner aussi bien sa voix que son sexe oublié ? L’indécision des matériaux appelle l’indécision des noms. Ce serait sans doute une fable topique dont la grammaire mettrait le corps au conditionnel pour façonner l’antichambre de la sexualité. Ce que propose Rochdi Belgasmi dans ce nouveau solo, il vaudrait mieux l’appeler méta-danse : se jouant de l’interdit, toute entière retenue dans son support fantasmatique, Méta-danse s’écrit entre mère et fils comme un fin jeu de transgressions.Mais qu’apporte ce préfixe « méta » à une danse qu’elle ne contienne déjà, si ce n’est qu’il en souligne toute la charge fantasmatique et le jeu pervers, en excès sur tout exhibitionnisme possible ? Car la « méta-danse » n’est jamais qu’une paraphrase de la danse : elle est une réécriture qui se porte au secours du corps jusqu’à le doubler d’une mémoire, jusqu’à le faire deux, entre-deux. Sans cette faille originaire dont elle émerge, sans l’entre-deux de la sexuation, la « méta- danse » oublierait une part de sa substance. Entre deux cordes à linge, Méta- danse est l’horizon d’un regard discret, le dépôt de la puissance qu’une parole inter- dite souhaite arracher aux corps qui sont forcés d’en suivre la trajectoire. Plus qu’un dépôt, elle est ce qui charge la sexualité de cette puissance. Ce que la danse fait et ne cesse de refaire, la « méta-danse » le défait – à moins d’affirmer tout autre chose que ce que la transgression portera au point de n’avoir nul besoin de l’énoncer explicitement. Tel est notre théorème. Méta- danse de Rochdi Belgasmi en déplie la plus délicate des démonstrations.

2. En jeu pourtant, ici, une fine délicatesse de la perversion. Inutile toutefois d’appeler le père à la rescousse. C’est la règle du jeu. Si Méta-danse se joue comme le récit d’exploration d’une étrange demeure de mémoire, elle fait jouer en revanche, entre mère et fils, une dynamique de la perversion par laquelle la sexualité se trouve à la fois reportée et renversée, c’est-à-dire tacitement connue et mise sens dessus dessous : à la limite de l’intime et de l’extime. Rochdi Belgasmi part de la disjonction de deux espaces qui se tournent le dos, à distance qui fait frontière. Mais c’est précisément dans cette distance, seulement franchie par le fantasme, qu’il prête corps et voix à la perversion. CarMéta-danseest une œuvre dont la perversion est avant tout celle de sa délicatesse: délicatesse de l’intimité qui, d’être le site de nos sexuations invisibles, devient au contraire le porte-empreinte de tout désir ; mais délicatesse aussi de la transgression de cette intimité même, doucement brisée quand elle livre le désir féminin, à son corps défendant, aux terrains vagues de l’anamnèse. Rochdi Belgasmi danse avec la délicatesse de ce qui survit entre ces écarts et ces brisures : ce désir, précisément, de n’en pas rester au deuil accablé du corps, le désir de transgresser le seuil de l’intimité. C’est l’étoffe même de ce désir que travaillent, nus comme le sein maternel, des gestes « transitionnels » analogues à ces bouts d’oreiller, à ces coins de drap, que l’enfant suce avec obstination. Méta-danse est l’écriture de ce désir de la délicatesse jouant, entre les ruelles, les cordes à linges et les draps. Malgré la dureté de leurs contours, la force de leur répétition, ces sont des gestes flous, flottants ; mais comme les objets transitionnels, ils sont de statut incertain. Ce sont les chevilles érotiques d’un fantasme qui ne l’est pas moins.Ils cherchent à devenir des fétiches, aussi ineffables que la douceur du souvenir et des cris lorsque, comme ici, ils font partie de l’aire de jeu. Méta-danse de Rochdi Belgasmi en propose la plus perverse des vérifications.

3. Inquiète rythmique du fantasme ? Sans doute. Méta-danse est encore la danse elle- même mais fantasmée, tout comme la pensée, correctement jouée, est une fantasmatiqueréajustée. C’est une approche de paradoxes féconds. Rochdi Belgasmi réinvente ses fantasmes, comme le travail sonore de David Berlou et les percussions traditionnelles donnent chair à des durées jusqu’alors improbables : apories, fables rythmiques. C’est comme un abîme plat, le contraire d’un délire, le moment très fragile, d’une somptuosité sourde, où quelque chose va se libérer, se deviner. Dans ce processus, c’est le matériau sonore lui-même qui porte mémoire et fait trace. Le résultat est un genre inédit de l’inquiétante étrangeté. C’est dans le dépli des draps, dans la nudité du corps que nous aurons à le découvrir : dépli qui consiste à faire traces –frottages, reports – de cette insensible zone de contact qu’est le fantasme. La « méta- danse » est ce jeu par lequel le désir troque tant bien que mal sa rythmicité naturelle, invisible, contre une rythmique fantasmatique, mise-en-images : le danseur est coincé, il se démène entre le phantasme nécessaire pour déverrouiller l’imaginaire du corps, et l’hystérie qui impose et codifie sa visibilité. D’un côté, comme sa mère, il veut qu’on le désire. Mais de l’autre, il veut qu’on ne le désire pas: hystérique et obsessionnel tout à la fois. C’est parce qu’il dit la nécessité d’inventer ces fragiles décisions de regard que l’étrange solo-à- deux de Rochdi Belgasmi dit bien davantage : il suggère un glissé, un contrepoint rythmique des nudités – un décalage dont la délicatesse de transgression excède celle de l’invisibilité. Peut-être même pourrait-on dire de sa Méta-danse qu’elle est une inquiète fantasmatique de la sexuation, l’anamnèse du petit secret gisant au cœur de toute mémoire, comme le désir gît nu au cœur de toute perversion, et au cœur de la relation que toute perversion entretient avec la parole et le regard. Corollaire du théorème, donc : pour accorder son regard à la durée d’un horizon, il faut jouer le tout pour le tout – au-delà de deux cordes à linges. Il faut donc danser – nu. Méta- danse de Rochdi Belgasmi en serait peut- être le juste prix à payer.

Adnen JDEY (Philosophe - Auteur)
01-01-2015