La danse est pour Rochdi Belgasmi ce que la poésie est pour Abou El Kacem Chebbi. Son art, une nécessité pour revendiquer sa liberté de créer, le danseur tunisien fait bouger son corps sur les scènes du monde. – La danse est votre univers, pourtant vous y êtes venu par le théâtre. Parlez-nous de ce parcours. J’ai eu un diplôme dans les arts du spectacle du théâtre qui m’a permis d’avoir une carte professionnelle. Parallèlement à cette formation académique et puisque j’étais à Tunis, j’en ai profité pour me former en danse classique dans des écoles privées, comme l’IKAA d’Anne-Marie Sallemi et l’école de danse classique au centre russe. Ces écoles ne donnent pas des diplômes et ne forment pas des danseurs professionnels. Cedi dit, c’était une formation assez intéressante pour moi. J’ai fait ainsi plusieurs stages de danse en Tunisie et à l’étranger. L’Institut supérieur d’art dramatique (ISAD) m’a permis de faire des stages puisque j’étais major de ma promotion. Cette formation multidisciplinaire entre danse et théâtre m’a permis de tracer un avenir de danseur-interprète unique en son genre, qui tient à avoir sa place et à marquer son temps ! – Votre corps est le porte-parole de cette génération de créateurs tunisiens ; pensez-vous que la révolution a boosté l’énergie créatrice en Tunisie ? Oui, absolument ! Le jeune artiste tunisien n’a pas eu sa chance avant la chute de Ben Ali. Beaucoup de jeunes artistes ont soit cédé, ou ont quitté la Tunisie, en cherchant d’autres opportunités à l’étranger. Il y a une minorité qui est restée pour résister. Je fais partie de cette minorité, peut-être parce que je n’avais pas le choix. Dans tous les cas, je trouve que la chute de Ben Ali et la révolution m’ont beaucoup aidé à tracer mon chemin et à trouver ma place. Cette révolution nous a donné une nouvelle énergie créatrice. On parle aujourd’hui d’artistes post-révolutionnaires comme EmelMathlouthi, Bendir Man et même… Rochdi Belgasmi. Oui, je fais partie de cette génération qui a eu sa chance après la révolution. Donc, un grand merci au peuple tunisien qui nous a donné cette chance de pouvoir créer librement. – Vous dansez dans un contexte politique très difficile. Craignez-vous que cette montée de violence interrompe votre ascension artistique ? La Tunisie s’est débarrassée d’une dictature qui a régné durant 23 ans. Aujourd’hui, les choses ont bien changé. Nous sommes dans un face-à-face, dans un rapport direct avec la censure. Cette censure paraît très dangereuse. Je fais partie des artistes qui ont été agressés par les salafistes, à cause de mon métier de danseur. Cette montée violente des intégristes et des salafistes et ce silence de la part du gouvernement me paraissent très dangereux. Je peux dire que l’art et les artistes en Tunisie sont en danger. C’est pour cette raison qu’on parle, aujourd’hui, de l’art de la résistance et des arts de la rue. Il faut occuper les espaces publics. Et c’est avec ça que nous aurons la possibilité d’entrer dans un rapport direct avec le public et faire passer nos craintes à travers nos différentes expressions artistiques. – Danseur, mais aussi chorégraphe, quelle est votre démarche artistique par rapport à la danse ? La danse populaire a-t-elle un avenir dans votre univers ? L’art, sous toutes ses formes, ne doit pas être cloîtré, isolé et séparé de la réalité. Il faut interroger ce qui est prioritaire, interroger une citoyenneté artistique, sortir dans les espaces publics. Mon rapport à la danse a complètement changé et de nouvelles perspectives se sont dessinées. La danse pour moi doit interroger le paysage culturel tunisien, et cela justifie mon retour vers les formes d’art populaire. Je crois tout simplement qu’il y a une conscience d’espace et de temps. Notre culture est en danger. Je ne trouve aucune raison de rompre avec tout ce qui est ancestral et de ramener de nouvelles formes d’art qui n’ont aucun rapport avec notre culture africaine, arabe et musulmane. Et c’est dans ce sens que ma démarche artistique essaie de donner un nouveau souffle à la danse traditionnelle. J’essaie toujours de trouver l’essence de cette danse. Je ne rentre pas dans la forme, mais beaucoup plus dans l’émotion. C’est-à-dire travailler sur les rythmes, l’énergie et les codes de la danse traditionnelle. Malheureusement, cette danse est présentée actuellement pour un public composé de touristes. Elle est devenue une forme de folklore, au mauvais sens du terme, qu’une vraie danse traditionnelle qui a toujours existé dans les régions rurales. J’ai eu l’idée de travailler sur certains tableaux de danses de nos régions, afin de leur redonner leur identité artistique. – Il est rare de voir des spectacles aussi construits. Vous y mêlez même d’autres formes d’art, comme les marionnettes. Je suis artiste polyvalent. Je suis danseur, acteur et marionnettiste. Cette polyvalence me permet de mélanger les formes et de faire un métissage artistique. J’essaye de trouver mon équilibre dans tout ça. Chaque forme émerge quand elle peut et quand elle veut. Je travaille avec mon corps et mes marionnettes avec le leur. Je suis dans une approche «plastico-organique», qui me permet de faire des ouvertures et d’enrichir la matière du spectacle. – Vous dites : «Danser, c’est avant tout rappeler qu’on est biologiquement et existentiellement vivant.» Sans la danse, comment envisagiez-vous l’avenir ? C’est une existence biologique pour moi, c’est-à-dire une existence physique avant d’être métaphysique. Je peux également ajouter que ce n’est pas seulement de vivre et d’exister mais de survivre, parce que je suis dans une étape dans laquelle mon corps demande la danse comme il demande la nourriture. Plusieurs fois, je me suis arrêté dans la rue, dans le métro, etc., juste pour danser. C’est une nécessité organique et c’est pour cela que je ne peux envisager ma vie, mon avenir sans la danse. Seule la mort biologique de ce corps m’empêchera de le faire bouger et de le faire danser. Et à cette étape-là, je trouverai une autre forme pour bouger. J’ai fait bouger les âmes des autres, les corps des autres à travers mon corps. Cela me suffit parfois de voir les gens danser. Je reprends la fameuse phrase de Pina Bauch «Danse… danse, sinon nous sommes perdus…». – Comment est vu le métier de danseur en Tunisie ? Et dans le Monde arabe ? Le peuple tunisien est un peuple qui aime chanter et danser. Cela fait partie de notre culture africaine et maghrébine. Pour moi, c’est rassurant. Pourtant, la danse en Tunisie est un métier marginalisé. Mais quand on voit les vibrations de la part du public, on en oublie tous les problèmes. Personnellement, je trouve un écho favorable du public pour mon art. Les médias m’aident beaucoup à faire passer mon message. Culturellement, il n’y a aucun problème. Cependant, il y a un problème avec ce Monde arabe auquel nous appartenons ; une mentalité qui veut se débarrasser de la danse et des arts sous leurs différentes formes. Les danseurs et les danseuses sont mal vus dans la société arabo-musulmane et la danse est vue comme symbole de plaisir banni par la conscience religieuse. – Existe-t-il un statut d’artiste en Tunisie ? Bien sûr ! Cependant, il n’existe pas de statut pour les danseurs. La danse n’est pas reconnue par l’Etat. Nous n’avons pas de statut. Nous avons un centre de danse fermé, un ballet national liquidé. Nous n’avons pas d’espace pour les répétitions, de travail et de recherche. Et tout cela contrairement aux gens du théâtre ou de la musique, qui ont des espaces, des droits, des subventions. Nous les danseurs, nous n’avons rien et c’est pour ça que la majorité a quitté la Tunisie à la recherche d’un nouveau marché et des vraies opportunités. – Vous parcourez les festivals du monde entier, quel message laissez-vous sur les scènes internationales ? Mon seul message est que nous sommes un peuple africain, maghrébin, arabe et musulman, qui a une longue histoire et une culture très riche. Ce peuple a fait sa révolution pour la dignité, pour sa liberté, pour mériter d’être Tunisiens. Bio express : Né en 1987, Rochdi Belgasmi est venu à la danse par le théâtre. Il se forme à l’Institut supérieur d’art dramatique à Tunis (ISAD), et fait partie de la première promotion des marionnettistes académiciens tunisiens (major de sa promotion). Après avoir obtenu une licence en théâtre et arts du spectacle, il opte pour une carrière de danseur professionnel avec une formation multidisciplinaire de danse classique, contemporaine et traditionnelle. Après une série de participation à des festivals nationaux et internationaux, Rochdi Belgasmi s’envole pour le Festival de danse contemporaine à Ramallah et prochainement pour une tournée africaine.
Les danseurs sont toujours mal vus dans la société arabo-musulmane
Faten Hayed
28-09-2012