« La danse populaire est un langage qui exige un travail de décodage et de vulgarisation »

Porter une casquette de chercheur en danse n’est pas une chose évidente pour un danseur. Ce n’est pas donné d’être à la fois sujet et objet. . La danse n’est pas seulement un métier pour moi, elle est surtout une vocation, une manière de voir le monde et un engagement dans la vie. Elle me rappelle tous les jours que je suis vivant. La danse ‘’populaire » tunisienne : l’est-elle pour autant aujourd’hui ? Cette danse qu’on a longtemps associée à un genre social pas forcément apprécié de tous et qui au fil des années s’est vu gagner toutes les catégories sociales et se défaire de son image pas trop valorisante. Aujourd’hui, la danse populaire est devenue l’objet de recherches en sciences humaines et a pu investir festivals d’été et fictions télévisuelles. Un art à part entière qui fait kiffer jeunes et moins jeunes et déhancher des mères de familles bien rangées… sur les rythmes d’un ‘’Fazani », ou sur les pas de ‘’Bounawara »… Parmi les personnes ayant sorti la danse populaire tunisienne de son image » limitante » on citera, sans risque d’erreur, Rochdi Belgasmi dont les efforts de presque deux décennies ont fini par payer. L’artiste danseur aujourd’hui de renom international est devenu une référence en la matière. Il nous en parle dans cette deuxième partie d’une interview qu’il réserve à notre journal. . LE TEMPS : La danse traditionnelle tunisienne fait partie de notre patrimoine et peu de chercheurs s’y sont penché. Que comptez-vous faire pour mieux vulgariser cet art à part entière ? Rochdi Belgasmi : C’est vrai que peu de chercheurs tunisiens se sont intéressés à la danse populaire, je cite Meriem Gallouz (danseuse et chercheuse en danse), Hafsi Bedhioufi (Docteur en sociologie) ou même Souad Matoussi (chercheuse en danse). Cette rareté de chercheurs en danse en Tunisie n’a pas d’explication, pourtant le nombre des danseurs et chorégraphes est de plus en plus grand, surtout après la révolution. Mais je peux comprendre la difficulté de l’équation, parce que porter une casquette de chercheur en danse n’est pas une chose évidente pour un danseur et praticien du métier. Ce n’est pas donné d’être à la fois sujet et objet. Mon objectif est de participer à l’écriture de l’histoire de la danse en Tunisie, celle des danseurs de toutes les périodes qui ont porté sur leurs dos l’histoire de ce pays… . La danse est un langage codé qui exige un travail de décodage et de vulgarisation de la part des chercheurs qui permettent une lecture, selon leurs approches, des périodes dans lesquelles nous vivons et dansons. Donc, les chercheurs en danse, apportent une nouvelle lecture de l’histoire à partir d’un patrimoine immatériel en voie de disparition; ils contribuent à sauvegarder ce patrimoine, à le transcrire, le décortiquer, l’analyser, le contextualiser, mais surtout à le faire vivre. . La danse traditionnelle a toujours été associée à une certaine catégorie de personnes, est-ce que les choses commencent à changer au niveau des mentalités ? La danse traditionnelle tunisienne était toujours stigmatisée par les gens du métier, surtout les danseurs contemporains et classiques auxquels j’appartenais auparavant. Rares sont ceux qui ont travaillé sur la danse traditionnelle et qui ont développé un langage contemporain qui s’inspire de ces danses. Je cite Malek Sebai, avec qui j’ai bossé en 2012 comme interprète dans « khira wu Rochdi » ou même Hafedh Zallit en 2010 avec « Chattah ». Mais malgré ces essais, la danse traditionnelle est restée folklorique, pratiquée soit par les troupes folkloriques ou la troupe nationale des arts populaires. Et les expériences en la matière sont soit rares expériences soit inachevées. Il faut toute une carrière pour pouvoir créer quelque chose à partir de la danse traditionnelle. Monter un spectacle ne suffit pas pour redonner à la danse populaire la place qui lui échoit dans notre imaginaire de Tunisiens. C’est la raison pour laquelle j’ai décidé de lui consacrer toute ma carrière professionnelle notamment depuis 2011. La danse traditionnelle a aussi souffert de la mentalité tunisienne enfermée, qui rejette toujours la danse et les danseurs à cause d’un conservatisme bourgeois qui considère la danse populaire comme étant vulgaire. . Qu’est-ce qui sépare la danse de la vulgarité ? La vulgarité est plutôt une impression ou un ressenti qui change selon les circonstances. Ce qu’on peut considérer vulgaire aujourd’hui ne l’était pas forcément dans le passé et vice-versa. Je cite l’exemple de ‘’Rboukh » qui renvoie à un phénomène citadin apparu à la fin du 19ème siècle dans les milieux ouvriers de la capitale et pratiquée dans des cafés chantants où se retrouvaient, le soir, maçons et ouvriers des chemins ferroviaires. Cette danse avait une connotation sexuelle et donc était considérée comme étant obscène et indécente par les habitants de la médina à l’époque. Elle est actuellement très appréciée des Tunisiens. Ce que je fais aujourd’hui, est très bien accueilli par des gens et rejeté par d’autres. Ces derniers vont finir par appréhender ma danse et l’accepter. Tous les jours, je reçois des messages d’encouragement de personnes qui ont changé d’avis sur la danse que je pratique. . Donnez-nous quelques noms de grands danseurs tunisiens Les historiens nous parlent souvent des danseurs populaires post colonisation comme Hammadi Laghbabi, Zina w Aziza, Aicha w Mamia, Zohra Lamboubet, El khadhra, Manoubia Klel, Khira la brune et khira la blonde, Hamadi el Gharbi, El Ambroussi, mais ils oublient à titre d’exemple Oueld Jellaba ou Konfida, Aicha Chok El Osbana, Bahria et d’autres noms apparus en début du 20e siècle. On me considère comme étant le premier danseur ayant travaillé sur la danse populaire, parce que je suis à la fois praticien de cet art et chercheur. Beaucoup de jeunes danseurs ont suivi mes pas après la Révolution de 2011. . Qui sont les chercheurs sur lesquels vous aimez travailler pour analyser la danse entant que langage du corps ? J’aime beaucoup les écrits et les réflexions de Giles Deleuze et de Michel Foucault sur le corps et son langage. Je suis très attiré par les écrits sur la mythologie, l’histoire et la philosophie et j’ai un penchant particulier pour Nietzsche, Freud et Marx ainsi que les soixante-huitards qui ont accompagné les événements de mai 1986 (Deleuze, Bourdieu, Foucault…) et les philosophes de l’époque post-moderne (Jean Baudrillard et Michel Maffesoli) qui sont l’origine des théories sur l’émancipation des corps qu’on adopte actuellement. . Etes-vous satisfait du chemin entrepris dans ce domaine ? Je suis conscient de la difficulté de mes choix et des dangers du chemin que j’ai entrepris. Entamer une carrière de danseur dans un milieu social hostile comme le nôtre, n’est pas une sinécure. Mais malgré les insultes et les injures que je subis quotidiennement et les menaces que je reçois tous les jours, je me sens fier de moi-même, parce que j’ai fait mes preuves dans le domaine que j’ai choisi. La danse n’est pas seulement un métier pour moi, elle est surtout une vocation, une attitude, une manière de voir le monde et un engagement dans la vie. Elle me permet de me rappeler que je suis vivant. Et si un jour on me priverait de danser, on me privera de vivre, mais personne n’osera…

Mona BEN GAMRA
03-05-2020