Du nu à Carthage

Aujourd’hui, en une Tunisie aux élites de plus en plus gagnées par la pudibonderie, le torse nu de l’homme relèverait de la nudité qui choque. Et ce même dans l’art…
12 Nov 2020 Lors de l’ouverture du 53e Festival international de Carthage, jeudi 13 juillet 2017, dans le cadre du spectacle de Chadi 4 Garfi célébrant soixante ans de musique tunisienne, la danse du talentueux chorégraphe Rochdi Belgasmi a fait grincer quelques dents et serrer de rage pas mal de mâchoires intégristes. C’était trop osé pour ces tartuffes ! Déjà le fait de voir un homme danser sensuellement met nombre de refoulés mal à l’aise; que dire alors d’oser le faire le torse dénudé?
En Tunisie d’aujourd’hui, il paraît ainsi que voir un homme danser, torse nu qui plus est, est plus que choquant : une vue à bannir, au point de se voiler la face. La réaction de quelques présents au spectacle, parmi le gratin politique, a été bien instructive à ce sujet. En effet, certains ont «ont caché leur visage», selon le témoignage même du chorégraphe. Une telle réaction insultante pour l’art et pour les rares artistes qui osent encore bousculer la fausse quiétude morale de ces faux dévots a amené Belgasmi à les épingler sur internet en dédiant son oeuvre artistique aux députés d’Ennahdha; il leur a promis aussi une réponse encore plus appropriée à cette hypocrisie lors d’un spectacle à venir. En effet, il y avait des figures éminentes du parti islamiste parmi l’assistance choquée, y compris de ceux qui se présentent comme les moins tartuffes dans ledit parti, tels l’actuel héraut des droits et des libertés, Lofi Zitoun, parlant pour ne rien faire, sinon tromper, et Mahrezia Labidi qui a affecté, il y a quelque temps, de se montrer dans une brasserie ce qui la dispense d’agir, au parlement, à lever l’interdit frappant injustement l’alcool en ce pays tout comme son collègue. Que nos islamistes cessent donc de jouer la comédie: où ils respectent les libertés et aiment l’art et ils doivent alors encourager le nu, ou ils sont des intégristes obscurantistes et doivent l’assumer ouvertement ! Car la danse est de l’art, torse nu ou même intégralement à poil, et notre chorégraphe honore sa patrie avec un tel art haut de gamme, enraciné dans les traditions du pays.
Qu’auraient donc fait nos pudibonds si Belgasmi avait dansé en string, ou à la manière de Joséphine Baker, juste ceint le bas ventre de dattes, comme elle de bananes? Le nu – y compris intégral – est et l’art et ils ont ensemble une histoire l’ayant porté aux nues dans l’antiquité et à l’honneur remis lors la Renaissance occidentale; n’est-il pas, d’ailleurs, une figure obligée dans les écoles de beaux-arts? Il est inadmissible donc que chez des élites supposées servir le peuple on assiste à un comportement comme celui de Carthage, traduisant surtout une méconnaissance terrible de l’âme profonde du peuple de Tunisie. C’est que le Tunisien, artiste dans l’âme, n’a jamais été pudibond dans sa vie privée, surtout quand il se sent à l’abri des rigueurs de la loi, morale et légale, seule responsable d’une pudibonderie affectée, violant ses fondamentaux, étant libertaire dans l’âme. Et ce conformément à la morale authentique de sa religion.
Ni l’islam ni le Tunisien ne sont pudibonds.
Effectivement, c’est la loi scélérate, alliée à la violence des minorités intégristes qui ne sont nullement représentatives du Tunisien authentique, qui émascule nos compatriotes, dénaturant leurs moeurs festives; dans leur authenticité, celle-ci ne simulerait aucune tartufferie s’il n’y avait de telles lois immorales dont la raison d’être est de juste permettre aux gens du pouvoir, civil ou religieux, de contrôler la société en la brimant, comme le faisait la dictature. Le nu n’a jamais été un péché ni une tare en une Tunisie au peuple très sensuel; aussi l’érotisme y est-il très répandu, présent à tous les coins des rues, et même dans les transports publics, pour qui sait observer vivre la Tunisienne et le Tunisien, et surtout survivre intelligemment en un milieu de contraintes légales étouffantes. Il y a juste à noter qu’à cause des lois illégitimes et des milices des moeurs, de tels traits irréfutables du caractère jouissif tunisien prennent une apparence neutre, celle de la convivialité, afin de se prémunir du regard castrateur des tartuffes et des rigueurs de la loi immorale. Ce trait de caractère bien tunisien est ce que j’ai nommé érosensualité dans un essai sociologique sur la libido tunisienne, ‘‘Érosensualité arabe. Sociologie de la libido maghrébine. Tunisie en exemple’’. Rappelons ici que nos lois qui prétendent s’inspirer de la religion la violent véritablement, l’islam n’ayant jamais été pudibond. On se souvient d’ailleurs de la parole consacrée qu’il n’est nulle pruderie en islam. Or, cela va jusqu’au nu intégral, la tradition arabe, nullement prude non plus, autorisant le pèlerinage à la Mecque avec des pèlerins, hommes et femmes, mélangés intégralement nus. Ce qui a été, d’ailleurs, toléré au tout premier pèlerinage de l’islam triomphant. C’est qu’en islam aussi, le nu relève de l’érotisme et de la sensualité et n’est que beauté du moment qu’il n’y a pas présence attestée d’intention coquine. Car on islam authentique, comme le fera la science plus tard, on a su assez tôt distinguer entre le sexe stricto sensu et la libido qui est de l’énergie vitale. Aussi, contrarier la libido, comme le font nos lois scélérates au secours de nos intégristes, c’est faire naître des monstres chez nos jeunes, à l’image de la plupart de nos terroristes désaxés qui sont souvent sexuellement frustrés.
Oser le nu, c’est faire évoluer les mentalités
Notons, pour être juste, que la pruderie n’est pas propre aux islamistes, mais ceux-ci l’aggravent en osant fonder leurs complexes sur une religion innocente de leurs turpitudes, le péché de la nudité n’ayant nulle existence en islam, étant issu, au vrai, de la tradition judéo-chrétienne. Au demeurant, Rochdi Belgasmi a témoigné que certains artistes ou supposés tels, pas nécessairement islamistes, lui ont reproché de dénuder son torse dans son sa danse. C’est qu’à force de croire le nu interdit dans notre religion, on l’incruste dans nos habitudes qui y restent heureusement bien rétives encore. Mais jusqu’à quand? Aussi faut-il oser le nu artistique pour faire évoluer les mentalités. Doit-on alors suggérer à nos autorités, outre l’abolition des lois obsolètes, de songer à multiplier des spectacles plus osés encore sur nos scènes; y compris avec du nu intégral, pourquoi pas ? Il est temps, en effet, que les mentalités évoluent, que le pays sorte enfin de la confusion qui le fait croire un péché ce qui ne l’est pas dans sa religion, mais dans les autres religions du livre, présent à bas bruit dans le corps social. Osons le nu ! Osons faire triompher Éros, cette pulsion de la vie, sur Thanatos, la pulsion de la mort. Encourageons de beaux spectacles dénudés, tels celui de Belgasmi, et bien plus osés encore, et abolissons dans la foulée nos textes juridiques faussement moraux. Il serait temps de laisser libre cours à l’art dans ce pays au peuple qui n’a pas perdu, à ce jour, son âme artiste chantée par nombre de grandes figures de l’art de renommée mondiale.

Farhat Othman
16-07-2017