Ce film indépendant, projeté en compétition officielle aux dernières JCC, sera présenté aujourd’hui, vendredi 21 décembre 2018 à la 6ème édition de Short Film Gabès. En 22 minutes, le jeune réalisateur Ben Hajria filme la fabrication de fil de laine dans une vieille usine. Les machines rouillées encore en marche ne parviennent pas à cacher leur âge. Une scène de danse inspirée de celle des derviches tourneurs, ponctue les étapes de la filature. Un mélange habile de documentaire et de fiction crée l’atmosphère envoûtante et hypnotique de ce court métrage. Aucun lien direct et explicite entre la laine et la danse dite « soufi », sauf ce que la langue indique. En effet, il est connu que le terme soufisme découle du mot « souf » qui signifie laine en langue arabe. Rien dans le film ne montre un mystique habillé de laine par austérité. En l’occurrence, c’est au spectateur de compléter le tissage des images et des sons, pour en trouver le fil conducteur. En d’autres termes, c’est en vivant le film de bout en bout que l’ambiguïté s’estompe. Nourrit par le souvenir d’une grand-mère qui, au rythme des saisons cardait et filait manuellement la laine avec son « maghzel », Younes Ben Hajria rend compte dans son film du paradoxe de l’introduction de la machine dans notre vie, de l’endurance humaine subie, quand la productivité et le gain prévalent sur le reste. Des ouvriers et des ouvrières s’activent, travaillent dans le cliquetis assourdissant tout en accomplissant des gestes répétitifs. Sans parole et au rythme d’images et de sons synchrones, la laine de mouton devient fil après son passage par une multitude d’opérations partant du lavage et passant par une complexité de roues et de chaînes mécaniques. Le mouvement de rotation d’un danseur, jusqu’à la transe (inspirée par les danseurs soufi de la tarîqa de Jalâl al-Dîn Rûmî) devient une gravitation puis une lévitation. Ce troisième essai documentaire que Younes Ben Hajria livre au spectateur se base sur une recherche formelle quasi expérimentale, qui de la contemplation parvient à s’élever au niveau de la méditation. L’imagination qui nourrit les observations cède naturellement le pas à la spiritualité. Embarquement alternatif dans ces deux mondes : d’une part celui routinier de la machine et de l’autre, celui artistique de l’organique. Il faudrait tisser des liens auditifs et visuels pour entrer réellement dans le film, lequel se présente comme une méditation sur l’essence du mouvement. Le danseur exécute son ascension spirituelle et la machine produit un fil qui servira à tisser des tapis et des couvertures et à confectionner des vêtements. Les deux procédés filmés en alternance entraînent le spectateur à travers leur processus soit d’élévation spirituelle, soit de fabrication de fil, si bien qu’un entremêlement des deux mondes s’opère de manière interactive. Tout ceci s’imbrique afin de prouver que le mouvement fonde notre existence. Aidé en cela par une musique, bien choisie, tellement adaptée qu’elle fusionne avec les images. La musicienne indienne Anandmurti Gurumaa est l’auteur d’une partie de la bande musicale du film. Ainsi, cette cadence maintenue rappelle qu’à la base, la vie est marquée par une rythmique. La fusion entre la mécanique vibratoire de la machine et le tournoiement du corps sur lui-même, transporte le spectateur vers l’ailleurs. Oscillation entre deux espaces de travail de la matière: l’espace où se travaille la laine et celui où se travaille l’argile. Le rythme répétitif s’accélère, pousse le spectateur à perdre pied de l’ici et du maintenant et à accéder un tant soit peu à une sorte d’immatérialité. Par ailleurs, Younes Ben Hajria met en scène des matériaux représentant les quatre éléments basiques dont l’eau (lavage de la laine), la terre (gargoulettes et briques échafaudées), le feu (l’énergie qui fait tourner les machines ou fait cuire les poteries) et l’air (qui fait allumer le four du potier). L’insistance sur le gros plan favorise une concentration sur la thématique du mouvement. Face au danseur, la caméra de Younes filme le chorégraphe-danseur Rochdi Belgasmi en contre-plongée, on a le sentiment qu’il se détache, décolle et devient aérien. Dans le tournoiement qu’elle effectue avec pour arrière-fond la muraille circulaire en brique d’un grand espace conique la caméra semble décoller à son tour. C’est ainsi que le spectateur devient actif et participatif ! Machine, personnage, espace, caméra et récepteur se mettent en branle et entrent dans la danse, reproduisant de la sorte symboliquement le système autant microcosmique que macrocosmique qui gère aussi bien l’atome que le cosmos ! Deux détails retiennent l’attention : l’omniprésence du mouvement circulaire montré à travers les rouages des machines, les volutes de l’espace et la forme évasée du costume du danseur. Secundo : la poussière d’infimes particules provenant de la laine ponctue la lumière à travers un faisceau dans l’obscurité de l’usine, telle une voûte céleste grouillante. La poussière nous mène à la voie lactée avec ses astres et ses étoiles qui nous rappellent qu’à l’origine, à travers ces fibres il y a d’abord le point, le plus infime élément de l’univers à partir duquel naît la ligne. A notre sens, par sa forme jugée ostentatoire par la présence du célèbre danseur Rochdi Belgasmi, ce docu-fiction sensible et techniquement bien fait, pourrait rendre difficile son appréhension par certains, en raison de ce saut périlleux entre deux mondes : d’une part le concret (fabrication du fil de laine) et d’autre part le spirituel (la danse et l’ascèse). Mais, si le réalisateur croit établir un lien par le plan-séquence où on voit tomber des morceaux de laine du haut de l’espace conique sur les épaules du danseur, il souligne de manière exagérée son propos. Par la grâce du cinéma, en hors champ, à partir des conditions de travail endurés par les employés de l’usine (pollution atmosphérique et auditive), Younes Ben Hajria s’est autorisé la fantaisie et la folie de transgresser la monstruosité aliénante de la machine par l’art du cinéma en incluant les arts plastiques et l’échappée belle par l’art de la danse. La qualité artistique de ce documentaire réside dans la construction d’un univers onirique à partir d’une écriture filmique qui réinvente le réel.
Du matériel à l’immatériel ou le réel réinventé
Amel Bouslama (Photographe et plasticienne)
21-12-2018