Destins brisés et boules à facettes

On dit qu’un miroir cassé, c’est sept ans de malheur et un destin brisé. C’est ce que semble nous prédire Moez Mrabet, metteur en scène de «Striptease-le Festin des rats» : une première œuvre présentée le week-end dernier à la salle le Mondial à Tunis. La scène était totalement nue, elle n’avait pour artifice que de gigantesques miroirs brisés. On assiste à un défilement de personnages comme sortis d’un défilé de mode décalé, des corps disloqués, hommes et femmes en corsets, talons aiguilles et voiles de mariée. D’emblée, le premier tableau d’entrée en matière nous met l’eau à la bouche. Moez Mrabet donne le ton pour un striptease macabre dans une atmosphère glauque. Face au public, on commence à se débarrasser de ces couches d’habits et à révéler les corps difformes des acteurs. Et l’on commence à s’embarquer dans l’univers d’un cabaret, scène d’intrigues et de meurtres. Dans cet univers mi-onirique, mi-extravagant, s’installe la fable. Une bloggeuse entraîne ses amis, un groupe de jeunes comédiens, à répéter un spectacle de théâtre dans un cabaret en ruine du centre-ville (cabaret Dayna). Ce lieu a été mis à leur disposition par la vieille propriétaire en contrepartie de leur contribution à des numéros de cabaret qu’elle montait pour redonner vie à son «paradis» devenu un «trou de rats»… Une grosse tempête est passée par là ; l’amie bloggeuse disparaît mystérieusement ; le projet de création est compromis et le groupe se rend soudain compte qu’il fait l’objet d’une terrible machination. L’état d’urgence et de désarroi laisse place à la suspicion et à une atmosphère délétère après les «visites» de groupes d’«enquêteurs» d’un genre nouveau. Ponctuée de meurtres plus intrigants les uns que les autres, une course-poursuite sans relâche s’enclenche afin de récupérer des dossiers perdus. Le mode de narration entrepris par l’auteur de ce projet laisse transparaître un énorme travail de recherche sur les techniques de l’art du comédien, sur l’expression corporelle porteuse de sens et suggestive de tant de significations. Le discours fait dans les différentes scènes est révélateur de malaise, de blessures et de tant de destins brisés. On nous laisse deviner, on nous suggère des transpositions sur le réel qui se prêtent à plusieurs niveaux de lecture. Avec des personnages dessinés au gros marqueur, comme celui de la propriétaire du cabaret, campé par Sabah Bouzouita, qui ressemble étrangement à la sorcière Yubaba (personnage du film Manga «Le voyage de Chihiro» de Myazaki), avec la danse macabre des personnages féminins qui nous rappelle le bal des concubines de Dracula, de F.F Coppola, ou avec des scènes comme celle où l’on entame une partie de «Kharbga» géante ( jeu de go) avec les têtes décapitées à la manière de «Kaos» des frères Taviani, la marge de la fantaisie est garantie et le message est d’autant plus abouti. Mais, malgré le fait d’avoir réussi le pari, pas toujours évident, de sublimer la réalité en la transposant à travers le prisme de l’allégorie et de s’en tenir à ce registre-là, Le Festin des rats fait une chute libre quand le discours commence à ressembler gravement au discours politique, à la dénonciation directe… Quand il se met à nous parler de «Jihed Nikeh», de terrorisme, d’obscurantisme, de progressisme, de démocratie et de violence, de prêche et de «Fitna». On aurait aimé assister à un traitement à la manière des poètes, et non à celle des analystes politiques. Et qu’on absorbe, enfin, les maux de notre société en mettant en ligne de mire le rapport fondamental à entretenir entre le théâtre et la réalité, avec ce langage et cette écriture scénique et scénographique qui a réussi, en partie, à nous donner ce goût âcre de l’œuvre et qui nous désigne, esthétiquement, le chemin vers l’essentiel… Mais on est aussi passé à côté d’éventuelles pistes de travail et de recherche en omettant la raison de cette association de comédiens et leur présence dans ce cabaret. Par exemple, comme on le précise dans le synopsis, en mettant en évidence ce décalage entre les lumières tamisées, les boules à facettes et les numéros colorés du cabaret face à la purulence d’une vie souterraine, gluante et fétide… celle des rats qui fuient la lumière. Serions-nous, encore une fois, pris au piège d’une liberté d’expression subite qui nous contraint de vouloir dire tout et en même temps

Asma DRISSI
01-01-2014