«Combattre l’islamisme en se rapprochant du peuple»

Algérie News : Pourquoi avoir choisi ce mariage improbable entre musique ber- bère tunisienne et danse contemporaine ? R. Belgasmi : Au départ, j’ai fait une formation en danse classique et depuis quelque temps, je me suis mis à la danse traditionnelle tunisienne. Aussi, pratiquer une danse contemporaine sans un ancrage dans le patrimoine ne m’intéresse pas. Ma première école était «Zina et Aziza» et d’autres grands danseurs traditionnels tunisiens, et je pense qu’il n’y a aucune raison de prendre comme référence les Bigeard et les Pina Bausch alors que nous avons un assez important héritage. Seulement, je suis versé dans la danse traditionnelle non-folklorique ; je le précise parce que malheureusement en Tunisie, cette danse est souvent présentée pour un public de touristes et devient donc une simple distraction sans contenance, une sorte de carte postale. Or, pour garder l’originalité et la crédibilité de cet art, mon idée est de le mettre sur une plateforme moderniste et contemporaine. C’est pour moi un choix esthétique. Pouvez-vous nous expliquer la récurrence de certains mouvements dans votre spectacle ? La danse traditionnelle en Tunisie s’inspire beaucoup des activités de la vie quotidienne, à l’image de l’agriculture, du hammam, etc. C’est, en somme, la forme artistique la plus proche du Tunisien lambda tandis que le théâtre ou la danse contempo- raine sont une forme sophistiquée qui s’éloigne du peuple. La redondance de cer- tains mouvements s’apparente au thème de mon spectacle qui est la transe : c’est un corps hanté qui, à travers cette répétition, cherche à faire le vide, à s’exorciser en quelque sorte. Il s’agit là encore d’un choix esthétique : il se peut que ces ritournelles ennuient le public mais ce dernier arrivera à comprendre la lassitude qui se transmet du corps du chorégraphe à celui du spectateur car, au bout du compte, la danse est la forme la plus proche de l’humaine en ce sens qu’elle parle à son instinct et à sa chair. Cette redondance amène le corps vers un second degré d’élévation, autrement dit : la transe. «Tahwila» gravite essentiellement autour de la musique berbère de Tunisie mais il comporte également un long morceau de Houria Aïchi. Qu’est-ce qui vous a attiré chez la chanteuse chaouie ? Les Aurès étant très proches des frontières algéro-tunisiennes, nous partageons un certain nombre de traditions et de musiques. De ce fait, les chants de Houria sont tirés d’un patrimoine commun. J’ai choisi Aïchi parce que c’est la bonne interprétation, en plus d’un travail musical remarquable basé sur une forme quasi cardiaque, si je puis dire, qui garde certes l’originalité brute des rythmes traditionnels mais qui leur donne un effet supplémentaire. Depuis le départ de la dictature, on assiste à une prise de conscience en Tunisie quant à la dimension amazighe de la Tunisie. Pensez-vous que cette toute petite minorité berbère pourrait arracher une reconnaissance effective, et ce malgré l’arrivée des islamistes au pouvoir ? Nous avons plusieurs associations qui activent pour la préservation de cette langue et de ce patrimoine amazighs ; c’est un défi pour nous les artistes car c’est comme si on venait de recevoir une gifle en prenant conscience que la Tunisie n’était pas seulement arabe mais aussi amazighe et africaine. Depuis la révolution, les gens cherchent d’autres formes artistiques puisées dans le patrimoine rural, les musiques et danses traditionnelles mais aussi le théâtre à l’exemple du conteur traditionnel, etc. Il s’agit donc d’une source esthétique jamais explorée auparavant. Les Amazighs tunisiens sont de plus en plus présents et militent pour s’imposer dans l’espace public afin de valoriser et de faire reconnaître ce patrimoine ; et cela nécessite beaucoup de travail et de recherche. On a tous suivi avec beaucoup d’indignation l’affaire de Nadia El Fanni et son film «Ni Allah ni maître». Pensez-vous que depuis l’arrivée d’Ennahda, la liberté de création est mise en danger en Tunisie ? A ce propos, j’étais parmi les artistes qui ont été agressés par les salafistes au théâtre municipal de Tunis. Il s’agit pour moi d’une nouvelle censure qui, contrairement à celle de la dictature, se fait dans la confrontation. Auparavant, elle était imposée par le biais du ministère de l’Intérieur tandis qu’aujourd’hui, nous sommes face-à-face avec nos censeurs qui ne sont autres que nos concitoyens ! Je pense que pour arracher notre droit à la différence, il n’existe qu’un seul moyen : travailler et se rapprocher enfin du peuple après tant d’années d’élitisme dans le théâtre et la danse. C’est un vaste chantier car les Tunisiens lambda, s’étant habitués à une certaine exclusion artistique, s’intéressent désormais au théâtre égyptien, par exemple, ou aux spectacles purement distractifs et humoristiques. Je crois donc que pour conjurer le péril extrémiste (qu’il soit islamiste ou d’extrême-gauche), il faut reconquérir le public et ne pas craindre la confrontation avec les intégristes.

Sarah Haidar
12-05-2012