Dans la région MENA, l’expression corporelle dans les arts vivants ne date pas des temps présents. Pourtant, tout débat artistique soulevé autour du corps finit par tourner à la polémique. A la controverse se greffent campagnes de dénigrement et diffamation, alimentant par la même occasion un discours homophobe banalisé.
Efféminé », « prostitué(e) », « dépravé(e) » … Les injures semblent intarissables lorsque les détracteurs de l’expression corporelle définissent les artistes qui la défendent. Du commentaire anonyme sur internet au discours décomplexé des milieux associatifs islamisés, jamais le terrorisme moral et intellectuel n’a épargné un artiste d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, si celui-ci fait du corps son outil d’expression artistique.
La confrontation idéologique devient parfois violente, arrivant jusqu’à la menace. On tranche alors rapidement sur le « manque de virilité » du chorégraphe, comme une manière de voir en lui l’homosexuel qu’il n’est pas forcément. La comédienne en maillot de bain sur les planches incarne, quant à elle, « la fille aux mœurs légères ». Habillé en caftan pour accompagner son groupe, le danseur populaire devient « le pédé de la troupe ».
Polémique à Carthage
Dans une société conservatrice, mettre le corps dans tous ses états, sur une scène de théâtre, de danse ou sur le grand écran, revêt systématiquement un caractère subversif. Rochdi Belgasmi fait justement partie de ces chorégraphes tunisiens qui soutiennent l’idée avec ferveur. A son actif, des tournées internationales qui ne se comptent plus, au cours de ses 20 années dans le domaine de la danse et de la chorégraphie, parallèlement à sept autres consacrées à la recherche sur l’anthropologie du corps. Habitué des critiques, ce membre du Conseil international de la danse auprès de l’UNESCO ne s’attendait cependant pas au tollé autour de son dernier spectacle en ouverture de la 53e édition du Festival de Carthage, tenue du 13 juillet au 19 août 2017. Intitulée Fen Tounes (Art de Tunisie), sa création constitue une fresque des danses tunisiennes ancestrales, région par région. Mais la prestation a embarrassé le peu d’islamistes présents ce soir-là. Dans un entretien exclusif à Dîn wa Dunia, l’artiste explique : « Ma performance est constituée de trois parties, dont l’une où je danse torse nu. Voyant la scène, trois députées d’Ennahdha ont détourné le regard, le visage, ou encore se sont caché les yeux ». Sur les planches, Rochdi Belgasmi n’a pas perdu de temps pour répondre à cet autre « show », pour le moins inattendu. Dans un naturel où son geste semblait presque faire partie de l’enchaînement, le chorégraphe s’est caché les yeux à son tour, provoquant le rire d’un public nombreux à danser lui aussi sur les gradins. « Je n’aurais jamais imaginé une chose pareille, nous confie-t-il. Les Tunisiens qui suivent mon travail savent que ma philosophie est de faire du corps un terrain d’expérimentation artistique, en jouant notamment sur les frontières entre les genres. Libre donc à quiconque se sentant offensé dans ses valeurs de ne pas venir me voir. Le problème n’est pas là ». Cependant, il s’interroge : « Ce que je comprends moins, c’est qu’une partie de l’assistance s’étant déplacée spécialement pour cela se mette la main devant le visage en plein spectacle. Autant j’accepte le débat et la confrontation des idées, autant je trouve ce geste absolument insensé ». Le chorégraphe nous confie que même une partie de ceux qui se considèrent volontiers comme « progressistes » ont touché la limite de leur ouverture d’esprit, jugeant ce spectacle d’un regard moralisateur. Rochdi Belgasmi n’oublie cependant pas d’indiquer avoir bénéficié d’un large soutien dans son pays. Si l’artiste travaille sur les questions du corps et du genre, il dit toutefois ne pas être dans une démarche purement militante, qui porterait la cause des minorités sexuelles sur scène. « Dans Fen Tounes notamment, je défends la cause d’un corps artistique libre de toute identification préétablie, qui le ramènerait à sa condition d’homme, de femme, d’hétérosexuel ou d’homosexuel, nous explique Belgasmi. Sur scène, le corps dansant est un troisième sexe, qui arrive à briser toutes les chaînes de nos conventions et met à nu toute son essence ». Le chorégraphe balaie de la sorte d’un revers de la main les reproches qui lui ont été faits au Festival de Carthage : « Artistiquement, il n’existe pas de danse spécifiquement ‘féminine’ ou ‘masculine’. Les mœurs et la morale sont autre chose, mais elles n’ont justement pas à se greffer à l’art. Cette polémique traduit notre nécessité, en tant que société patriarcale, de s’inscrire dans une révolution masculine. En Tunisie, nous avons mené une révolution féminine depuis les années 1950 pour donner aux femmes la liberté de disposer de leur corps, entre autres. Mais aujourd’hui, ce changement ne peut être accompli sans une révolution culturelle, qui passera par une autre, grâce à laquelle les hommes comprendront que leur virilité n’est pas gérée par des codes précis auxquels il faut absolument se tenir afin de ne pas être rejeté ». Pour Belgasmi, la transgression est un art, destiné non seulement à briser le tabou du corps, mais aussi à critiquer la chape de plomb que constituent les normes sociétales. L’idée est également d’effacer les lignes entre les notions du féminin et du masculin, que l’on se revendique ou non de la communauté LGBT.