Aux prises avec l’espace matriciel

Danse contemporaine – « Chghol » de Rochdi Belgasmi
Aux prises avec l’espace matriciel

La nouvelle création du chorégraphe Rochdi Belgasmi évolue entre le corps symbolique de la mère et plusieurs rites de passage. Le danseur installe un métier à tisser au cœur de son dispositif et interroge le « noul », « lhzem » et sa mémoire du patio de la maison familiale.

Le nouvel opus de Rochdi Belgasmi ne devrait plus tarder à voir le jour. Ce travail devrait être présenté au public le 26 mars à l’issue d’une résidence artistique qui s’achèvera avec la première représentation de « Chghol », une oeuvre développée avec le soutien de la Fondation Kamel Lazaar et du Fonds d’encouragement à la création littéraire et artistique.

Toute une équipe travaille depuis plusieurs mois à cette nouvelle création de Rochdi Belgasmi, un danseur et chorégraphe iconoclaste. Oussama Saidi signe le volet musical de cette création d’après une musique originale, enregistrée avec la troupe El Amir du Sahel et les deux danseuses Dalila Trabelsi et Monia Baccar. Pour la scénographie, elle est l’œuvre de Marwen Héni alors que les costumes portent la griffe de Raja Najjar. Enfin, Oussama Hnaini joue le rôle d’assistant chorégraphe et Béchir Zayene assure le volet images, photo et vidéo.

À la fois chorégraphe, concepteur et interprète, Rochdi Belgasmi est l’épicentre de cette nouvelle création. Il présente dans ces propos sa démarche de chorégraphe ainsi que les motivations profondes qui l’ont amené à créer ce spectacle. Dans ces propos, il envisage successivement le corps symbolique de la mère dans son rapport au métier à tisser, le travail des tisserandes dans son lien avec les traditions populaires, certains rites du folklore notamment celui d’une « tasfih » et aussi la dimension performative de son oeuvre intitulée « Chghol ».

Une relation charnelle avec les objets

– Comment définir le corps symbolique de la mère et les objets qui l’entourent ?

– Mon rapport avec le corps symbolique de ma mère est solidement construit grâce à des objets qui nous lient l’un à l’autre. Et faute de pouvoir la tuer en moi, je la fétiche en créant des relations charnelles avec ses objets.

Parmi ces objets : le noùl qui se trouve au cœur de la maison arabe et représente sa matrice et son épicentre vers lequel convergent tous les rituels et toutes la pratiques domestiques. Il subit toutes les mutations et les manipulations que peut subir aussi l’espace de la maison arabe.

L’espace matriciel est un espace lié à la naissance et à la création, et le noùl n’échappe pas à cette condition, puisque c’est auprès de lui qu’on peut faire accoucher une femme, qu’on peut circoncire les enfants et qu’on exerce des différents rites qui se manifestent sous la forme d’« une manifestation gestuelles et corporelle », à savoir les rites de passage qui servent, selon Bourdieu à « attirer l’attention de l’observateur vers le passage, d’où l’expression rites de passage, (appelée aussi) rites de consécration ou rites de légitimation ou tout simplement, rite d’institution. » .

– À quoi servent le « noul » et le « hzem »?

– Ma mère utilisait le noùl pour tisser des tapis en laine et à la fin de chaque tissage, elle tissait une ceinture en laine appelée l’hzem qui sert à serrer et ceinturer le bassin. Il s’agit d’un accessoire qui est porté quotidiennement par la femme tunisienne pour soutenir sa tunique, pour pouvoir bouger librement pendant son travail.

Il est porté dans les occasions comme les fêtes de mariage pour tenir son corps bien droit et pour manifester sa beauté physique, ses charmes, son agilité et son élégance devant l’assistance.

Grace aux pompons ou aux pendants qui se garnissent les deux extrémités de l’hzem et qui avaient pour fonction l’ornement de la tunique, l’hzem devient un accessoire de danse, il amplifie le mouvement du bassin de la danseuse et ponctue son rythmique. Il est porté par les professionnelles de danse tunisienne, et il devenu un accessoire indispensable et « objet marqueur » de la danseuse.

J’observais ma mère travailler la laine, avec des mouvements répétitifs, rapides et verticaux. Elle crée la base de la ceinture de danse, ensuite il attache des deux côtés les nawarat : des fleurs en laine qui forment des pompons de part et d’autre du bassin et elle finit son ouvrage en tressant la ceinture.

Son espace, ressemble à une toile d’araignée, je voyais partout des bobines de fils de laine multicolores. Sa théière, sa cafetière, son phonographe, son ancien poste de TSF, ses vinyles et ses cassettes des chanteurs Ismail Hattab et Habouba l’entourent comme autant d’objets fétiches.

Pour elle le travail de tissage n’est pas seulement « une forme de création », il est surtout un exercice d’enfantement, chose qui fait de noùl une matrice, un vrai espace matriciel. Et c’est pourquoi, elle manipule cet objet avec beaucoup de précaution.

Rituels magiques et corps féminins

– Vos recherches vous ont mené à un recours à l’anthropologie. De quelle manière ?

– En fouillant dans l’histoire du tissage de l’hzem en Tunisie, afin de relever les spécificités techniques et plastiques de cet objet, je suis tombé sur des recherches anthropologiques réalisées autour de l’un des rituels magico-sexuels lié au corps féminin en Tunisie, auxquels j’ai assisté quand j’avais 7 ans auprès de ma mère et qui est le Tasfih, un rituel dans lequel interviennent des éléments comme le fil, les ciseaux, le nœud…etc.

Ce rituel qui se pratique après la coupure du hzem tissé, au cœur de west-ed-dar et auprès du noùl, prétend « murer » ou « fermer » la fille contre l’intrépide assaut de l’homme.

Ce rituel dont la société archaïque fait usage pour protéger la virginité de la jeune fille jusqu’à la nuit de l’hyménée, fait de la maison arabe, qui est une matrice des pratiques féminines à savoir les pratiques ménagères, les pratiques ludiques (broderie, tissage, etc.), une matrice des pratiques magico-sexuelles.

Avec le rite du tasfih, le noùl se transforme d’un espace pour le tissage en espace de « fermage » et de « murage » de la jeune fille, la maison se transforme d’un un espace de repos et « une terre de rêveries », en espace infernal et brutal, menaçant et inviable, la mère se transforme d’une mère protectrice, tendre et « suffisamment bonne » en une mère monstrueuse, dominante, phallique, sorcière et castratrice et la matrice se transforme d’une matrice humide et fertile en une matrice sèche et stérile.

Le noùl en tant qu’espace matriciel n’est plus seulement associé au tissage, au plaisir, au jeu, à la danse, à la musique, à la préparation du couscous qui conditionne le commencement de l’acte de tissage, aux odeurs des encens et des épices, à la fête, aux youyous de joie et aux éclats de rires, mais il sera associé aux interdictions, à la magie, à la castration, à la perversion, aux punitions, aux funérailles et à la mort.

Avec le Tasfih, la mère se transforme d’une mère-tisseuse, tendre, soumise, « une mère suffisamment bonne », en une mère dominante, opératrice, ogresse, sorcière, dévorante, phallique et castratrice.

De la maison traditionnelle à l’espace performatif

– C’est cette dimension qui vous a mené à travailler sur cette question ?

trouve ses origines dans mon enfance, mais il va plus loin, il dépasse l’enfance, la mère, le noùl, l’espace domestique pour devenir un objet scénique et performatif que j’utilise aujourd’hui lors de mes performances chorégraphiques et plastiques.
Et ce travail performatif part de l’espace matriciel avec ses outils et ses objets connotés féminins, pour aller vers un autre espace appelé l’espace performatif dans lequel se mêlent le féminin et le masculin, le sacré et le profane, le tissage et la danse et dans lequel j’isole le noùl et l’hzem. Je les altère et je les déplace de leur contexte, mais sans les modifier, par juxtaposition, adjonction et glissement, c’est-à-dire finalement, en les faisant sortir de leur milieu naturel et matriciel qui est la maison arabe pour les expérimenter autrement dans un espace neutre et vide.

Hatem Bourial

Hatem Bourial
26-03-2022